ENQUÊTES
"Petites informations suisses" dans l'affaire Guy-André Kieffer
Il y a un an, le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer était enlevé à Abidjan par des proches de Laurent Gbagbo, tandis qu'il enquêtait entre autres sur les détournements d'argent commis sur la filière cacao. Lors de perquisitions dans les appartements de responsables ivoiriens, la justice française a saisi des traces de comptes bancaires menant en Suisse. Etat des lieux

Arnaud Rosario / DATAS

(02/06/2005) Abidjan, capitale économique de la Côte d'Ivoire. Sur le parking d'un centre commercial où il a rendez-vous, un journaliste indépendant franco-canadien se fait enlever à bord d'un véhicule 4x4. Spécialisé dans les matières premières et les affaires économiques et financières africaines, il enquêtait entre autres sur les détournements d'argent de la filière cacao, principale ressource de la Côte d'Ivoire. Ses investigations l'avaient conduit à dénoncer l'entourage du président Laurent Gbagbo. Sa curiosité excessive n'avait pas plu. Il avait reçu plusieurs mises en garde. Ne les avait pas écoutées. Cet homme, Guy-André Kieffer, a disparu depuis le vendredi 16 avril 2004. Une année après l'enlèvement et sans doute l'assassinat du journaliste, "l'enquête piétine et connaît de sérieux blocages", regrettent de nombreux observateurs internationaux.

Dans cette affaire sordide, un témoin principal, le dernier à avoir vu Guy-André Kieffer vivant : Michel Legré, beau-frère de Mme Simone Gbagbo, épouse du président ivoirien. Michel Legré a été mis en examen en octobre 2004 par le juge d'instruction français Patrick Ramaël pour “ complicité d'enlèvement et de séquestration ” (lire ci-dessous). Il a aussi été inculpé d' “ enlèvement ”, “ séquestration ”, “ assassinat ”, mais également de “ diffamation ” le 28 mai par la justice ivoirienne. Détenu à la MACA, Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan, Michel Legré parle. Il parle beaucoup. "Il balance un peu n'importe quoi, estime à Paris Léonard Vincent, responsable Afrique de Reporters sans frontières (RSF). Le juge Ramaël s'efforce de vérifier ses propos, notamment les accusations personnelles. En résumé, on retient l'idée que Legré a servi d'appât pour faire enlever Kieffer par des personnes proches du pouvoir".

Le "pouvoir" ivoirien est bien dans la ligne de mire, mais les noms exacts, tout comme la responsabilité des "personnes", restent difficiles à établir. A Paris, le juge d'instruction Patrick Ramaël semble toutefois confiant en l'avancée des investigations, confirme une source proche du dossier. Après quatre séjours en Côte d'Ivoire dans des conditions de sécurité difficiles, des interpellations, mais aussi des perquisitions en France, le dossier s'étoffe. Une étape franchie, celle de la mise en garde-à-vue en août 2004 à Paris d'un personnage central: Léonard Guédé, alias James Cenach, responsable de la communication du ministre de l'Economie et des Finances ivoirien Bohoun Bouabré. Léonard Guédé a été plusieurs fois mis en cause par Michel Legré: "il aurait "organisé" l'enlèvement de Guy-André Kieffer, sous les ordres de Bohoun Bouabré, que le journaliste dénonçait précisément dans ses articles pour malversations.

La résidence parisienne de Léonard Guédé a été perquisitionnée. La police a trouvé dans son ordinateur un dossier très complet sur Guy-André Kieffer. "On a dû effectuer des démarches en Suisse pour obtenir des informations complémentaires sur certains documents saisis", explique-t-on dans l'entourage du juge. Les éléments reçus confirment que Léonard Guédé avait ouvert un compte bancaire en Suisse. "Sans doute un compte dormant: il n'était pas très fourni. Guédé était interdit bancaire en France".

Pour l'heure, il serait abusif d'en conclure qu'il existe une piste suisse dans l'enquête sur l'enlèvement du journaliste franco-canadien. A ce stade de la procédure, "les liens suisses avec l'affaire Kieffer sont très ténus", dit-on au Palais de Justice. Pris dans un contexte plus large, ces mêmes liens pourraient être éclairants sur les relations multiples entre dirigeants de la Côte d'Ivoire, principal producteur mondial de cacao, et des banques ou entreprises suisses - notamment les géants de l'industrie chocolatière.

Dans cette affaire, une chose intrigue, un point commun entre plusieurs hommes politiques, responsables financiers et hommes d'affaires ivoiriens: ils possèdent tous des téléphones portables suisses. Pourquoi suisses? Pour échapper aux écoutes des RG (Renseignements généraux)? Ou parce que certains de ces "personnages" rendent de fréquentes visites au pays du chocolat, auprès de négociants en matières premières, de fiduciaires, d'établissements bancaires ou d'autres sociétés privées qui les aident à se "sucrer" sur le cacao ivoirien?

En France, l'hebdomadaire africain Gri-Gri International a plus d'une fois évoqué la "recette" du régime Gbagbo pour "changer les fèves en or grâce à une société de droit suisse: l'ACE (Audit Contrôle Expertise). Anciennement Dafci, société de négoce en cacao, elle appartenait au groupe Bolloré (…) de solides appuis gouvernementaux lui ont permis d'obtenir un juteux contrat avec l'Autorité de régulation du café cacao (ARCC), société d'Etat ivoirienne financée par les redevances versées par les exportateurs". Plusieurs sources en attestent: après la privatisation de la filière café-cacao en 2000, l'ACE a joué un rôle trouble dans la mise en place d'un vaste système de surfacturations et de majorations de taxes imposées aux producteurs (voir encadré). C'est aussi la version soutenue par Aline Richard, présidente de l'association "Vérité pour Guy-André Kieffer".

En attendant que l'enquête internationale sur la disparition de Guy-André Kieffer suive son cours, la roue tourne pour les marchands da cacao. Le pays est en crise? La production de fèves n'a cessé d'augmenter. "Mal aimé des producteurs de café et du cacao mais chouchou du ministre des finances Bohoun Bouabré, André Soumah, directeur de la société Audit Contrôle et expertise (ACE), s'est vu confier par le ministre de l'agriculture Amadou Gon, un audit de toute la filière cotonnière", informait encore La Lettre du Continent du 7 avril 2005. Certaines amitiés ont la douceur du chocolat.

BLOCAGES AU QUAI D'ORSAY ET A ABIDJAN
"Agé de 54 ans, marié et père de deux enfants, le journaliste indépendant Guy-André Kieffer a travaillé pour le quotidien économique français La Tribune, de 1984 au début de l'année 2002. Installé à Abidjan depuis cette date, il collaborait à La Lettre du Continent et plusieurs journaux ivoiriens", rappellent à Paris des responsables de Reportes sans frontières (RSF), qui dénoncent avec le comité de soutien “ Vérité pour Guy-André Kieffer ” et l'épouse du journaliste, Osange Silou-Kieffer le blocage des investigations en cours. Les autorités ivoiriennes, mais aussi françaises, se montrent remarquablement lentes à faire lumière sur ce crime. Le gouvernement de Laurent Gbagbo tarde en effet à mettre à la disposition de la justice française le principal témoin de cet enlèvement: Michel Legré, beau-frère de Mme Simone Gbagbo, épouse du président ivoirien. Le 13 décembre 2004, le juge français Patrick Ramaël demandait la remise temporaire du témoin pour deux mois. Cette mesure devait permettre à la justice d'interroger en France le ressortissant ivoirien, aujourd'hui détenu à la MACA (Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan) et soumis à des pressions qui l'empêchent de livrer toutes les informations dont il dispose. "Cette demande va finir par aboutir, mais elle a été ralentie sur deux fronts. D'un côté, le gouvernement ivoirien cherche à garder le contrôle sur les déclarations de Michel Legré. De l'autre, le Quai d'Orsay hésite à bousculer le clan de Laurent Gbagbo à un moment où les relations entre la France et la Côte d'Ivoire sont catastrophiques", résume Léonard Vincent, responsable au bureau Afrique de RSF.
Joint par téléphone à Paris, Antoine Glaser, directeur de rédaction de La Lettre du Continent, nous rappelle le contexte explosif dans lequel s'était retrouvé son ancien confrère pigiste Guy-André Kieffer, arrivé dans la région pour travailler officiellement comme consultant. Transfert illégal de fonds de la Côte d'Ivoire vers la Guinée-Bissau pour le paiement des fonctionnaires, montages financiers douteux élaborés par la Banque nationale d'investissement (BNI, dirigée par un proche du clan Gbagbo, Victor Nembellissini, ndlr), achats d'armements par le gouvernement ivoirien, malversations dans la filière cacao… "au moins une dizaine de personnes proches des ministères ivoiriens avaient dit à des personnes que je connais: "Guy-André Kieffer nous emmerde". Et il en était conscient". Les personnes qui se sont senties visées par les enquêtes du journaliste franco-canadien, aux méthodes volontiers provocatrices, avaient aussi des dizaines de raisons de vouloir le faire taire à jamais.

Arnaud Rosario / DATAS

PRIVATISATIONS "PUR SUCRE"
Premier producteur mondial, la Côte d'Ivoire exporte chaque année autour de 1,2 million de tonnes de cacao, soit 40 % du commerce international. Cette culture représente environ 15 % du Produit intérieur brut et fait vivre près de 6 millions de personnes. Elle enrichit surtout les élites. Les restructurations voulues par les institutions financières internationales n'ont pas beaucoup changé les pratiques de détournements de fonds. Aujourd'hui, les ponctions sur la filière cacao servent entre autres à financer l'effort de guerre du gouvernement de Laurent Gbagbo. Parmi les sociétés privées mises en cause : l'ACE (Audit Contrôle Expertise). "Les hommes clés du régime (Gbagbo, ndlr), qui détiennent désormais l'ACE, vont nourrir cette structure grâce à de nouvelles taxes. Une hausse supplémentaire qui provoque un tollé chez les exportateurs, d'autant qu'aucune explication cohérente n'est fournie", explique la journaliste Sabine Mellet dans une étude pour Géopolitique africaine. Les frais de prestation gonflés de la société de contrôle ACE, tout comme l'opacité générale qui protège la gestion de la filière café-cacao en Côte d'Ivoire, avaient déjà été critiqués lors d'un premier audit réalisé par l'inspecteur d'Etat François Kouadio. Une réalité confirmée par un second audit commandé en 2003 par les bailleurs de fonds internationaux, dont l'Union européenne. Guy-André Kieffer l'avait bien compris: son premier emploi de consultant à la Commodities Corporate Consulting (CCC), qui avait pour mission d'accompagner la réforme de la filière café-cacao ivoirienne, lui avait fait voir le cœur du système. La CCC a été brusquement congédiée en mars 2002 avec l'éviction du ministre de l'Agriculture Alphonse Douaty, qui soutenait le projet d'encadrement. Bohoum Bouabré, ministre de l'Economie et des Finances, a refusé d'honorer le paiement des prestations de la CCC, mettant fin à son travail d'expertise. L'ACE a obtenu un contrat de contrôle qualité et quantité du cacao ivoirien avec le même Bohoum Bouabré, en avril 2002.

Arnaud Rosario / DATAS