ANALYSE
Nigeria: la part sombre de l'or noir
Plus gros producteur de brut africain, le Nigeria est courtisé par de nombreuses compagnies pétrolières et des traders suisses. Le pays est aussi confronté à de sérieux problèmes de corruption

Gilles Labarthe / DATAS

Parmi tous les pays d'Afri-que subsaharienne, le Nigeria joue, avec l'Afrique du Sud, un rôle géostratégique de première importance. Membre de l'OPEP, il représente le plus gros producteur de brut du continent noir, dépassant les 100 millions de tonnes par an. C'est ensuite un des Etats les plus peuplés: 130 millions d'habitants. Autre atout: sa situation charnière entre Afrique de l'Ouest et Afrique centrale. Autant d'éléments qui devraient permettre au président nigérian Olusegun Obasanjo, réelu en 2003 et à la tête de l'Union africaine (UA), de revendiquer pour son pays un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Seulement voilà: le Nigeria traîne aussi une sale réputation. Il est gangrené par la corruption.
Dans la ligne de mire d'organisations comme Transparency international ou Global witness: la gestion de l'or noir, qui profite surtout aux élites locales et laisse la population dans la misère.

Compagnies voraces

«Au Nigeria, les pratiques de détournement des revenus du pétrole sont considérées sur place comme un véritable sport national», assène un spécialiste des matières premières. Mettre sur le dos de l'administration d'Abuja, la capitale, ou de la Nigerian national petroleum corporation, l'entreprise d'Etat régulatrice du secteur pétrolier national, toute la responsabilité des malversations serait un peu court. Comme le souligne un rapport de Catholic relief services (Caritas-USA, lire ci-contre), la NNPC, «fondée en 1977 pour servir d'interlocuteur en vue de la création de partenariats avec les compagnies pétrolières étrangères», travaille depuis des années en joint-venture avec des opérateurs particulièrement voraces: Shell, ChevronTexaco, Total ou ExxonMobil. On le sait, le détournement de pétrodollars a fonctionné à pleines turbines sous le règne de Sani Abacha, au pouvoir de 1993 à 1998. «Environ quatre milliards de dollars de fonds gouvernementaux - dont 90 % environ viennent du pétrole - auraient été volés par le général au cours de sa dictature dans les années 1990», précise le rapport.

Pillage des ressources

Sur cette fortune, une enquête internationale a permis d'identifier, puis de bloquer 560 millions dans des banques suisses - après cinq longues années de procédures, ils sont enfin promis à la restitution par les autorités fédérales. Outre les établissements bancaires, d'autres entreprises suisses ont entretenu de fructueuses relations d'affaires avec l'ancien dictateur et son entourage. Faisant un bilan du pillage des ressources naturelles sous la période Abacha, l'ONG Human Rights Watch revenait en 1999 sur les activités des traders suisses Glencore (siège à Zoug) et Addax (siège à Genève) dans l'enlèvement à bas prix du brut nigérian et sa revente sur le marché international. Ces deux sociétés suisses avaient réussi à l'époque à décrocher de juteux contrats.

Donnant-donnant

Or, il fallait nécessairement entretenir «des liens étroits avec des figures politiques de la hiérarchie civile et militaire» du gouvernement Abacha pour avoir accès à une telle manne. «Obtenir de telles parts de commerce passait par des soutiens politiques, et donc des commissions versées (par ces entreprises suisses au clan Abacha, ndlr.) en guise de patronage», rappelle encore Human Rights Watch. Ce système «à l'amiable» fonctionnait donnant-donnant: les proches d'Abacha empochaient les commissions, et offraient en retour aux traders pétroliers des contrats très avantageux, voire totalement surévalués, pour qu'ils puissent récupérer la mise. «La mort d'Abacha, la démission du ministre du Pétrole Daniel Etete, et les réformes (entreprises sous le régime d'Olusegun Obasanjo pour enrayer la corruption, ndlr.) ont mis à mal les positions de ces traders, en particulier Glencore», précise l'ONG. Depuis 1999, le nouveau gouvernement d'Obasanjo, s'estimant victime d'abus, a plusieurs fois dénoncé les pratiques de ces sociétés suisses, toujours actives au Nigeria - notamment dans la région de Bakassi. Il s'est aussi attaqué à la corruption à l'intérieur de ses rangs. Reste que le jeu des commissions et rétro-commissions, fait de pétrodollars qui échappent à la population du Nigeria, n'est pas terminé pour autant.

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LE FOND DU BARIL

De passage à Paris, Ian Gary, conseiller pour les questions stratégiques en Afrique au Catholic relief services, a effectué dès 2003 une tournée de conférences internationales pour présenter les résultats d'un rapport intitulé "Le fond du baril. Boom pétrolier et pauvreté en Afrique" (1). Ce rapport, synthèse d'une enquête menée pendant plus d'une année dans 6 pays - dont le Nigeria - démontre combien la transparence sur les revenus pétroliers devient particulièrement cruciale au moment où les USA tablent toujours plus sur l'Afrique pour compléter leurs énormes besoins en ressources énergétiques. Pour les satisfaire, la production africaine "devrait doubler avant la fin de cette décennie. A cette date, au moins 25% des importations des Etats-Unis proviendront de cette région. Plus de 50 milliards de dollars seront dépensés sur les champs pétroliers africains, représentant la plus grande vague d'investissement que l'Afrique ait connu". Qui en profitera? Avec d'autres spécialistes, Ian Gary dénonce "l'opacité des comptes, un comportement de monopole et les interférences dans l'administration" observées pour la plupart des sociétés d'Etat africaines vendant le pétrole. Lourd handicap. Au Nigeria, le gouvernement nigerian doit lui aussi batailler avec des multinationales anglo-saxonnes et françaises prédatrices pour dégager une rente correcte sur les concessions d'exploitations. Shell, installé entre autres à proximité de villages dans la région du Delta du Niger, au sud-est du Nigeria, est toujours critiqué pour son étonnante capacité à extraire les richesses du sous-sol sans jamais en faire profiter la population locale.

(1) Ian Gary (dir.), "Le fond du baril. Boom pétrolier et pauvreté en Afrique", Catholic relief services (Caritas-USA), juin 2003.

Gilles Labarthe / DATAS