ENQUÊTES
RDC: les conflits sont meurtriers, le silence est d'or
Un rapport de l'organisation américaine Human Rights Watch détaille comment une firme neuchâteloise a acheté pendant des années, pour alimenter le marché suisse, de l'or extrait illégalement du Nord-Est de la République démocratique du Congo, zone de conflits meurtriers soumise à l'embargo. Face aux critiques, Metalor Technologies promet d'adopter un comportement plus responsable… et les autorités fédérales se réfugient dans un épais silence

Gilles Labarthe / DATAS

(Genève, 04/06/2005) Après les "diamants du sang", c'est au tour de "l'or ensanglanté" de préoccuper au plus haut point des organisations non gouvernementales comme Human Rights Watch (HRW). Dans un rapport de 159 pages publié début juin 2005 et intitulé "Le fléau de l’or" (1), l'organisation américaine de défense des droits de l'homme basée à New York et Washington démontre comment des groupes armés locaux sévissant en République démocratique du Congo (RDC) font main basse, avec la complicité de firmes étrangères, sur les concessions aurifères du Nord-Est. La zone de conflits meurtriers est pourtant soumise à l'embargo des Nations unies. A priori, elle est même sous surveillance des casques bleus. Rien n'y fait: loin de profiter à la reconstruction de l’économie congolaise totalement dévastée, une grande partie des produits miniers, parmi les plus importants d'Afrique, sont écoulés clandestinement vers les pays limitrophes (Rwanda, Ouganda…), avec pour destination finale… la Suisse.

On sait que la vente de cet "or sale" vient renforcer l'achat d'armements pour les milices qui s'affrontent, tuent, terrorisent et rançonnent la population civile. Le rapport de HRW s'interroge entre autres sur le rôle de la Confédération comme principal acheteur de l'or extrait en contrebande de la RDC. Il pointe des sociétés suisses, plus précisément "une entreprise de premier plan dans le domaine de l’affinage de l’or, Metalor Technologies". Enfreignant ses propres règles d'éthique (2), cette discrète société basée à Neuchâtel (lire encadré) a ignoré pendant des années les mises en garde de l'ONU, qui stipule que "les experts de l’industrie de l’or et les compagnies qui travaillent dans le commerce de l’or doivent ou devraient être conscients que la majeure partie de l’or dont fait commerce l’Ouganda provient d’une zone de conflit au Congo et que cet or a très probablement été exporté illégalement".

L'organisation Human Rights Watch s'est étonnée des récentes déclarations de l'entreprise neuchâteloise concernée part ce trafic. Interrogé sur ses achats d'or en Ouganda le 21 avril 2005, le groupe suisse Metalor a en effet affirmé que l’or qu'elle se procurait sur le marché de Kampala "avait une origine légale". C'était omettre un détail d'importance: tous les professionnels du secteur savent que l’Ouganda n’a que très peu de réserves aurifères nationales. "Une part significative de l’or acheté par la compagnie a très certainement été extrait au Congo", analyse HRW.

Le rapport de HRW dresse encore le bilan des dernières importations de cet "or ougandais" en direction de la Confédération helvétique. D'après des experts de l’industrie à Kampala, plus de 70% de l’or exporté à partir de l’Ouganda sont destinés à la Suisse, qui figure parmi les principaux partenaires commerciaux du pays. "Selon les statistiques ougandaises du commerce, les exportations à destination de la Suisse sont passées de 29 millions de dollars pour l’année 1999 à 99 millions en 2000. Bien que les échanges aient diminué jusqu’à atteindre 70,6 millions puis 69 millions pour les deux années suivantes, ils restent considérablement plus importants que pendant les deux années qui ont précédé le début de la guerre en RDC.

Selon les chiffres du commerce ougandais en 2002, la Suisse était le plus important partenaire commercial de l’Ouganda, recevant plus de 69 millions de dollars de biens. Il est très probable qu’un fort pourcentage des échanges entre l’Ouganda et la Suisse concerne l’or". Il s'agit là d'une période charnière pour la contrebande en RDC: en effet, de 1999 à 2001, les soldats de l’armée ougandaise qui occupaient l’Ituri ont pris de l’or, en particulier dans les mines de Gorubwa, Durga et Agbarabo.

S'adressant à Berne, les chercheurs du HRW se sont heurtés plusieurs difficultés dans leurs investigations: "Les importations suisses d’or sont classées "données sensibles". Le gouvernement fournit uniquement le montant total d’or qu’il importe et exporte chaque année, sans répartir ces montants selon les pays d’origine". A l'heure où toutes les organisations internationales recommandent la traçabilité de marchandises à risque comme les "diamants du sang" (voir encadré), le peu de renseignements obtenus à Berne laisse songeur. Comme le note un observateur, "tout porte à croire que le problème est bien connu des autorités fédérales, mais qu'elles laissent faire".

Talonnés par l'équipe du HRW, les responsables du gouvernement suisse ont finalement "estimé que les importations en provenance d’Ouganda (toutes marchandises incluses, ndlr) avaient atteint environ 13 millions de dollars" en 2002. Comparé aux statistiques d'exportation ougandaises, Berne a donc fourni des chiffres comprenant une différence de 44 à 77 millions de dollars selon les années, conclut le rapport du HRW.

Comment expliquer des écarts aussi flagrants? Egalement interrogés, "les douaniers suisses ont affirmé aux chercheurs de Human Rights Watch qu’il était possible que des biens soient entrés par les zones franches suisses, des zones normalement situées autour des aéroports qui opèrent effectivement hors du contrôle du gouvernement suisse. Les biens qui entrent dans de telles zones ne sont ni enregistrés, ni imposés; ils n’apparaissent pas dans les statistiques suisses sur les importations et sont expédiés vers d’autres lieux sans droits à l’exportation"...

Ici, la trace de l'or se perd… mais pas pour tout le monde. Selon un responsable du commerce suisse, il ne fait pas de doute que les banques de la Confédération sont candidates à l’achat "d’or sale", quelle que soit son origine, via les zones franches. Comment les autorités fédérales ont-elles réagi à la publication du rapport mettant en cause Metalor et dénonçant cette passion secrète de la Suisse pour l'or africain? Contactée à Genève, Lubna Freih, directrice de Human Rights Watch, avoue qu'elle "attend toujours une déclaration officielle de la Confédération helvétique". Mais sur ce sujet, nos conseillers fédéraux se sont réfugiés depuis plus de trois semaines dans un épais silence.

Gilles Labarthe / DATAS

(1) Rapport complet disponible en ligne sur:
hrw.org/french/reports/2005/drc0505/drc0505frtext.pdf
(2) www.metalor.com/fr/ethics-policy.asp

Pas d'enquêtes internationales sur "l'or ensanglanté"
On se souvient de la campagne contre les "diamants du sang": à la fin des années 1990, plusieurs organisations non-gouvernementales, dont Amnesty international, lançaient un vaste mouvement d'information publique pour dénoncer les multinationales faisant commerce de pierres précieuses extraites illégalement de champs de guerre comme le Sierra Leone ou le Liberia. Sur le continent africain, les bénéfices tirés de la vente de diamants à des sociétés de négoce - européennes, entre autres - servaient à financer des conflits armés faisant des dizaines de milliers de victimes civiles. Le cri d'alarme des ONG a fini par être entendu par les autorités et institutions internationales avec l'adoption officielle, en janvier 2003, d'un système de certification (Processus de Kimberley). Ce système, entré en vigueur en 2004, contraint en principe les pays exportateurs et les professionnels de l'industrie du diamant à respecter un système de certification, permettant la traçabilité des pierres précieuses, depuis l'extraction jusqu'au point d'exportation.
Pour que le commerce de diamants ou de l'or "propres" soient enfin encouragés en RDC, encore faudrait-il que les abus fassent l'objet d'investigations au niveau international, comme le recommandent plusieurs rapports des Nations unies. Depuis des années, la plupart des gouvernements se sont abstenus de poursuivre les enquêtes sur les allégations avancées par l'ONU au sujet des agissements de leurs entreprises nationales dans leurs opérations en RDC, alors qu'on sait que les affrontements en cours au Nord-Est et au Sud du pays sont alimentés par l'exploitation illicite des ressources naturelles. Cette passivité a plus d'une fois été soulignée par des organisations comme Mines Alerte (Canada), Rights & Accountability in Development (RAID, Grande-Bretagne), Action contre l'impunité pour les droits humains (ACIDH, RDC) ou l'Association africaine de défense des droits humains (ASADHO, section Katanga). Le Nord-Est de la RDC a en particulier été l’une des régions les plus durement touchées par la guerre de cinq ans qui a dévasté le pays. Des groupes armés rivaux ont perpétré des massacres ethniques, des viols et des actes de torture dans cette région très riche en minerais. Un conflit local entre les groupes ethniques hema et lendu alliés à des groupes rebelles nationaux et des soutiens étrangers, dont l’Ouganda et le Rwanda, a fait plus de 60'000 morts, selon les estimations des Nations unies. Ces pertes ne représentent qu’une part des quelque quatre millions de morts civils dans toute la RDC, un bilan qui fait de cette guerre la plus meurtrière de tous les conflits depuis la Seconde guerre mondiale. Le Sud du pays n'est pas en reste. Là aussi, le soutien financier et logistique fourni par des compagnies privées occidentales à des soldats ou milices armées africaines, en échange d'un "pied-à-terre" minier dans un pays au riche potentiel comme la RDC, n'est pas nouveau. La presse canadienne a encore relaté, il y a seulement deux semaines, le cas embarrassant d'Anvil Mining Limited, entreprise canadienne inscrite à la Bourse de Toronto depuis juin 2004: cette compagnie, qui mène des opérations à la mine de Dikulushi, voisine de Kilwa, a admis avoir fourni, à leur demande, un support logistique aux Forces armées congolaises responsables en octobre 2004 du massacre de Kilwa, ville isolée dans la province de Katanga. Entre 70 et 100 personnes auraient été tuées dans l'opération, en majorité des civils sans armes, dont des femmes et des enfants. Si elle voit le jour, une enquête du gouvernement canadien devrait déterminer pourquoi les avions d'Anvil ont servi au transport de soldats depuis la capitale provinciale, Lubumbashi. D'après des témoignages de survivants, "Anvil aurait aussi fourni des véhicules pour appuyer l'attaque militaire contre la ville; ces véhicules auraient également servi à transporter les personnes arrêtées et à enlever des cadavres après l'opération militaire".

Gilles Labarthe / DATAS


Metalor Technologies SA
Basé à Neuchâtel, Metalor Technologies SA est le principal importateur "d'or ougandais" pour la Suisse. Le groupe fait peu parler de lui, même s'il représente l’un des plus anciens fabricants de produits pour le marché international aurifère. Comme le signale la direction, le groupe Metalor possède pourtant des filiales dans 15 pays a travers le monde, principalement en Europe, en Asie et aux Etats-Unis. Les activités du groupe se concentrent sur l’évaluation et l'affinage des métaux précieux, les alliages de métaux précieux pour l'industrie suisse de l'horlogerie de luxe, l’électronique et les semi-conducteurs. "Metalor fait partie des raffineurs les plus importants du monde de l’or et des autres métaux précieux. En 2003, les ventes nettes de la compagnie ont atteint 225 millions de dollars", commente Human Rights Watch.
Le nom de la société suisse apparaît aussi dans des rapports d'experts du Conseil de sécurité des Nations unies, parmi d'autres firmes qui font un dangereux commerce de minerais dans la région sensible des Grands Lacs et de la République démocratique du Congo. Dans une déclaration publique du 20 mai dernier, le groupe Metalor Technologies a finalement affirmé que la compagnie n’accepterait pas de livraisons supplémentaires de l’Ouganda tant qu'elle n’aurait pas une vue claire de la position du pays et des statistiques en matière de production et d’exportation d’or. Elle a enfin publié ces dernières semaines sur son site Internet une réponse au rapport de HRW (1).


Gilles Labarthe / DATAS

(1) www.metalor.com/fr/news.asp?id=125