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ENQUÊTES
L'eau suisse mise sous pression par l'UE et l'OMC
Château d'eau au coeur de l'Europe, la Suisse représente un marché d'importance stratégique pour les multinationales qui vendent et distribuent "l'or bleu". Si aucun projet de loi sur la privatisation du secteur public de l'eau n'est en discussion au Conseil fédéral, plusieurs organisations et députés s'inquiètent des pressions exercées par l'OMC et les pays de l'UE, poussant la Confédération à libéraliser en vrac le commerce des services. Etat des lieux
Gilles Labarthe / DATAS
Sources minérales, nappes souterraines, rivières abondantes... on le sait, la Suisse représente un véritable "château d'eau" au coeur de l'Europe. Plus de 210 km2 d'eau sont stockés dans ses lacs et ses glaciers. Des fleuves européens de première importance, comme le Rhin ou le Rhône, proviennent des Alpes suisses. Avec ses immenses réserves d'or bleu, le petit pays représente un marché stratégique pour les multinationales actives dans la gestion du précieux liquide. Certaines firmes, comme le leader mondial Veolia environnement (l'ex-Vivendi de Jean-Marie Messier), se sont déjà bien implantées en Suisse romande à travers divers types d'activités liés à l'épuration ou à la gestion des déchets (lire encadré). Une présence qui devrait s'avérer payante le jour où Berne, pressée par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et les directives européennes, acceptera la privatisation de l'eau.
L'EXEMPLE DE LA POSTE
Quand? "Ce n'est pas pour demain", rassurent de nombreux observateurs de la politique fédérale. Le conseiller national Pierre Vanek se montre confiant: dans le domaine de l'eau, "il n'y a rien dans les tuyaux pour l'instant, du moins au niveau des projets de loi déclarés au Conseil fédéral. Nous sommes en ce moment sur une autre bataille, celle de la lutte contre la privatisation de l'électricité, dont nous avons remporté une première manche en septembre 2002 par référendum."
En bref, la résistance à toute privatisation du secteur eau en Suisse serait particulièrement forte, pour plusieurs raisons: attachement des contribuables à un service public réputé fiable et qui donne satisfaction; opposition naturelle des citoyens à la "marchandisation" de l'eau, considérée au contraire comme un bien commun; rôle important des cantons et des communes dans la gestion des ressources et de la distribution... "L'exemple actuel de la privatisation de La Poste, décidée il y a quelques années dans un enthousiasme général sous prétexte de compétitivité, a aussi permis de renverser l'opinion publique: le réseau à été démantelé, des emplois supprimés. A Genève, la sensibilité est forte sur ces questions", souligne Pierre Vanek, de l'Alliance de gauche.
C'est aussi à Genève qu'oeuvres d'entraide, ONG et syndicats feront le point sur la situation exacte du "dossier eau" en Suisse, lors du prochain Forum alternatif mondial de l'eau (du 17 au 20 mars 2005). Pour de nombreuses organisations, l'inquiétude reste de mise: d'une part, en raison de l'opacité totale cultivée par les autorités de Berne concernant le calendrier exact des libéralisations, opacité plusieurs fois dénoncée par des parlementaires. Ensuite, certains précédents laissent songeur: en 2001 déjà, le directeur de l'Office fédéral des eaux et de la géologie (OFEG) avait confirmé des "demandes émanant d'entreprises de consultants en stratégie et de banques d'investissement concernant la date d'une ouverture du marché dans le domaine de l'approvisionnement en eau", relève une commission nationale.
A Lausanne, Bastienne Joerchel, de la Communauté de travail, rappelle que la privatisation du secteur eau en Suisse a aussi été abordée en haut, dans le cadre de démarches bilatérales: "En 2002, la Suisse a reçu une requête européenne demandant la libéralisation du marché de l'eau."
FORTE PRESSION
Les négociations en cours au sein de l'OMC concernant l'Accord général sur le commerce des services (AGCS, exigeant la privatisation en vrac des services publics) font également le jeu des grandes compagnies actives dans le domaine de la gestion et de la distribution. En particulier de Veolia, Suez et Saur/Bouygues, trois firmes françaises qui contrôlent déjà à elles seules 40% du marché international de l'eau. Que ce soit à Bruxelles ou à Berne, la France soutient ouvertement les intérêts de ses fleurons industriels. Invoquant des réglementations de l'OMC ou les directives de l'Union européenne, "à un moment donné, la pression sera tellement forte que la Suisse va lâcher", prévient Bastienne Joerchel. La responsable pointe des signes avant-coureurs dans la région: "désormais, dans les communes, ce sont des sociétés anonymes qui gèrent la distribution, ou le retraitement des eaux usées". Ce récent changement de statut permet aux entreprises suisses contrôlées par l'Etat une ouverture au capital étranger, minoritaire dans un premier temps... majoritaire ensuite.
Alors que cette formule des sociétés anonymes gagne chaque année du terrain, comment faire barrage? Le groupe de travail "L'eau comme bien public", créé en 2001 par la Communauté de travail "Swissaid/Action de carême/Pain pour le prochain/Helvetas/Caritas", rejoint par un large réseau d'organisations, institutions ou syndicats opposés à la privatisation de l'eau, doit aujourd'hui défricher un dossier complexe. Difficile de se faire une idée précise de la situation nationale: "Dans le domaine de l'eau, avec notre Etat fédéral, les réalités sont très fragmentées", résume aussi Pierre Vanek. Le parlementaire note cependant que "certains cantons, comme Vaud et Neuchâtel, sont en train de mettre sur pied des lois instituant un monopole cantonal sur l'eau". Ce premier pas devrait permettre d'éviter d'autres bradages du secteur "eau-énergie" – un couple encore très lié pour l'instant au sein des services industriels, qui font bloc face aux menaces de privatisation, mais qui risque d'éclater dans un proche avenir.
ZONES HORS AGCS
Dans le même esprit de sauvegarde des biens communs, plusieurs villes et communes se sont déclarées "zones hors AGCS", comme Genève (la ville), Romainmôtier ou Delémont. Le mouvement pourrait gagner en importance. Enfin, la vigilance, c'est aussi le mot d'ordre que rappelle André Liechti, responsable du service des eaux à Lausanne et membre du Syndicat suisse des services publics (SSP-Vaud): "Sur le plan syndical, nous restons extrêmement attentifs à ce dossier, même si nous ne nous sentons pas encore menacés par des intérêts privés. Nous avons la volonté de maintenir le service de l'eau en mains publiques."
Liens:
Forum alternatif mondial de l'eau, www.fame2005.org.
Sites d'information sur les enjeux de l'eau:
Planète Bleue, www.eau.apinc.org, et
ACME, www.acme-eau.com
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Commentaire
On se souvient du mécontentement populaire qu'avait provoqué ces dernières années en Suisse le contrat de fourniture d'électricité obtenu par la société privée Watt pour un magasin Migros à Fribourg, ou la demande d'octroi d'une concession de prélèvement d'eau de Bevaix (Neuchâtel), formulée par Nestlé. Autre précédent, la volonté affichée dès 2001 par le canton de Bâle-Campagne "de confier à une société anonyme de droit privé les services industriels (épuration des eaux et élimination des déchets), avec la possibilité d'une participation ultérieure de tiers". Ou encore, "la possibilité d'étendre cette façon de procéder à d'autres domaines tels que l'approvisionnement en eau".
Comme le souligne Bastienne Joerchel, de la Communauté de travail, cette transformation soudaine de services industriels, jusque-là contrôlés par des cantons ou des communes, en sociétés anonymes, est un piège: "La structure juridique est alors prête pour la privatisation, suivant le chemin similaire de ce qui se passe dans le domaine de l'électricité." Et à force de se répéter, le déferlement de sociétés privées empiétant sur des domaines publics risque de passer dans les moeurs.
On aurait tort de croire que le secteur de l'eau, réputé sensible, pourrait échapper à la pression des organisations internationales et des puissants lobbies industriels, qui vantent les mérites de "l'expertise incontestable des transnationales qui ont fait leurs preuves", ou défendent la privatisation en vrac des services publics. Car c'est bien d'une attaque sur tous les fronts dont il s'agit: hier la poste et les télécommunications, aujourd'hui l'énergie et les transports, demain l'eau. "Quand Veolia a ouvert un siège à Genève, on s'est demandé ce qui nous attendait", témoigne à Lausanne Bastienne Joerchel. Ce n'est pas par hasard que Veolia environnement a considérablement développé depuis cinq ans ses activités dans les cantons romands, dans différents secteurs d'intérêt municipal ou cantonal. A moyen terme, il s'agit de sa tailler la part du lion pour sa filiale Veolia Waters, leader mondial du marché de l'eau. En attendant, Veolia surfe sur la vague des libéralisations progressives pour installer ses multiples filiales. La branche technique OTV-Veolia est ainsi devenue, en 2002, majoritaire d'Alpha techniques, première société suisse spécialisée dans l'épuration des eaux (stations de Neuchâtel, Colombiers, Berne et Genève). OTV-Veolia a empoché au passage des contrats à hauteur de plusieurs dizaines de millions de francs suisses pour l'amélioration des installations, voulues par de nouvelles normes européennes. Une autre filiale de Veolia, Onyx, leader européen de la gestion de la propreté et présent sur tous les continents, s'est aussi installée en Suisse romande. Devenue majoritaire d'anciennes sociétés suisses, Onyx dispose actuellement de sept succursales. Veolia, c'est aussi les transports: "Premier exploitant privé européen du transport public de voyageurs, Connex est spécialiste de la gestion déléguée de service public et dessert plus de 4000 collectivités dans le monde. Nos 56 168 collaborateurs assurent le transport de plus d'un milliard de voyageurs par an, pour un chiffre d'affaires de 3,673 milliards d'euros (dont plus de 70% hors de France) en 2003", informe sa direction. Signe des temps, Connex Suisse SA (rue du Nant 8, c/o Gerofid, Société Fiduciaire SA) figure parmi les dernières inscriptions au registre du commerce de Genève, en date du 16 décembre 2004. Enfin, une autre filiale de Veolia, Dalkia, "leader européen dans les services énergétiques", a ouvert ses bureaux au 14, chemin du Foron, à Thônex (Genève). Ceux qui doutent encore que la privatisation des services publics est une opération européenne qui se mène de front, pour le plus grand profit des multinationales, peuvent encore méditer.
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La valeur de l’eau en Europe
Les spécialistes l’ont dit et répété : la disponibilité en eau potable ira en s’amenuisant ces prochains décennies, y compris en Europe. L’or bleu va donc prendre de la valeur, une valeur marchande. Le prix de l’eau dans l’Union européenne est déjà sujet à de larges variations : en 2003, il était bon marché en Suède, mais trois fois plus cher en France, en Belgique, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, où il dépassait un euro le mètre cube, avoisinant même les 2 euros en Allemagne. Depuis, il n’a cessé d’augmenter. Les prix sont fixés en tenant compte de la disponibilité en eau, de la densité des populations et donc, des besoins. On parle alors de " géopolitique de l’eau " pour évoquer les rivalités qui risquent de se profiler à l’échelle régionale, nationale ou même internationale, pour capter les précieuses ressources. Les importantes réserves de la Suisse, très convoitées en Europe, sont prises dans cette même logique marchande. Comment considérer par exemple les protestations de cultivateurs et d’écologistes au sud de la France, par exemple, où il existe un projet pour dévier une partie des eaux du Rhône vers la grande agglomération de Barcelone, qui serait un bon " client "? Ce prix sera aussi majoré ces prochaines années en raison des dépenses effectuées pour la construction, l’entretien et la mise aux normes européennes des stations d’épurations, ainsi que la réfection des réseaux de distribution. Sur ce point, le géographe et professeur Yves Lacoste prédit un rôle de premier plan en Europe pour les multinationales de l’eau françaises, anglaises et allemandes : ces grands groupes industriels " ont acquis une compétence technique et un savoir-faire qui leur permet de réaliser efficacement des réseaux de distribution d’eau dans des grandes agglomérations, où les services municipaux n’avaient pas pu faire face aux difficultés et à la montée des besoins. Toujours dans le domaine de la distribution de l’eau, mais aussi du traitement de seaux usées et des déchets, ces groupes rachètent également de nombreuses sociétés privées ".
Gilles Labarthe / DATAS
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