ENQUÊTES
La stratégie d'Alcan a de quoi inquiéter les employés européens
Dans sa quête mondiale pour la maîtrise de la bauxite, Alcan positionne ses activités majeures hors de l'Europe et du Canada. Objectif: diminuer les coûts de production et profiter de pays aux législations les plus accueillantes. Depuis le choc créé par l'annonce d'Alcan de supprimer 110 postes de travail à Sierre, 300 postes à Singen (Allemagne) et environ un millier en France, bien des intervenants aimeraient connaître la stratégie d'Alcan pour les années à venir.

Philippe de Rougemont / DATAS

(Montréal, 30/07/2005) Les suppressions annoncées cette année par Alcan placent tous ses employés en Europe et au Québec dans l'incertitude. Une délocalisation entière est-elle à prévoir? Se dirige-t-on vers une délocalisation déjà programmée vers Oman (Emirats arabes), l'Afrique, l'Inde et l'Australie? Ou est-ce une simple fluctuation passagère du nombre d'emplois due à «un creux dans la demande d'équipement ferroviaire», comme la direction d'Alcan l'affirme?
Selon plusieurs intervenants interrogés tant en Suisse qu'au Canada, il faut remonter à l'achat d'Alusuisse Lonza par le canadien Alcan pour comprendre la politique actuelle de la multinationale. «Ce n'est plus le même Alcan depuis la fusion avec Péchiney et Alusuisse» nous explique Alain Proulx, spécialiste d'Alcan au syndicat canadien TCA (265000 membres). Même son de cloche à Sion, de la voix de Michel Clavien, chef de l'information de l'Etat du Valais: «Quand c'était Lonza, il y avait un dialogue et les choses allaient bien. Mais quand les décideurs ne sont pas sur place, c'est plus difficile ».

Priorité à l'actionnaire
Alcan, en tant que multinationale employant 70000 personnes et possédant des unités d'exploitation dans 55 pays, est tenue de pratiquer les règles du jeu boursier. A cette échelle, les décisions se prennent ex situ, à Montréal. La perspective locale devient mineure. C'est ce qu'affirme Bill Murnighan, économiste de TCA: «C'est les fusions qui ont changé l'industrie de l'aluminium. Les consolidations mondiales massives et les restructurations que cela a engendré ont été douloureuses à travers le monde. Alcan et ses concurrents ont l'oeil rivé sur le globe et n'ont aucune allégeance locale.»
Les oppositions rencontrées ces derniers temps par Alcan en Inde, à Sierre, au Québec, Cruseilles (France), Singen (Allemagne) ou Garbagnate (Italie) n'ont pas fait plier la direction générale. Dans un article du quotidien L'Humanité, la CGT de Péchiney craint la suppression de 2200 postes en Europe d'ici à fin de l'année, dont 960 en France.

Coûts de production
La main-d'oeuvre ne représente que 3 à 4% des coûts de production pour l'aluminerie. L'énergie, elle, compte pour 60%. Puis vient la matière première, dont la bauxite. Selon Murnighan, la réorientation vers l'Est et le Sud, sources de coûts énergétiques et de transports réduits, a déjà commencé: «Au moment où une installation d'Alcan atteint sa dizaine d'années de retour sur investissement, la production a déjà commencé ailleurs, avec de meilleures conditions en termes de coûts d'énergie, de fiscalité, et de législation environnementale.» Les ouvriers en Europe ont de quoi se sentir concernés, selon l'économiste.
N'y a-t-il rien à faire, se demandent les employés d'Alcan? Rien n'est scellé, selon Murnighan. Le marché reste très porteur malgré le creux actuel pour le ferroviaire. «C'est difficile de dire si la production quittera l'Europe. Ce qui se produira, c'est un basculement passant d'une vingtaine de fonderies vers une seule installation la mieux placée et bénéficiant de la meilleure technologie.» La délocalisation de la production hors des régions traditionnelles de production est-elle donc inéluctable? Tout dépendra du renouvellement ou non dans les prochaines années des investissements pour maintenir la productivité des installations, seul signe tangible pour connaître les orientations stratégiques d'Alcan.

Cap sur le Sud
Les investissements d'Alcan hors de l'Europe et du Québec ne manquent pas. Alcan prend une participation de 20% dans une nouvelle aluminerie à Oman. L'émirat arabe, riche en gaz naturel, a une fiscalité maigre et est bien placé sur les voies de transport maritime. Autre exemple: Alcan a signé une entente d'approvisionnement avec Eskom Holdings en Afrique du Sud, qui produit l'électricité la moins chère au monde. L'accord donne le feu vert à Alcan pour implanter sous peu une fonderie: 2,5 milliards de dollars d'investissement. La banque de développement sud-africaine IDC précise dans le Financial Post que l'accord d'approvisionnement en énergie était le point majeur du projet.
En Australie, Alcan investit 1,3 milliard de dollars pour augmenter la production annuelle de 1,7 à 3,8 milliards de tonnes d'alumine. La multinationale a conclu une entente pour vingt ans avec ExxonMobil, qui exploitera le gaz naturel de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L'objectif est d'approvisionner l'usine géante d'Alcan à Gove au Nord de l'Australie. «Quand on y ajoutera les effets de l'expansion en cours à Gove (en 2009, ndlr), Alcan profitera d'un coût global de production d'alumine bien en deçà du prix moyen mondial», souligne Richard Yank, président d'Alcan Opérations Pacifique.
Pendant qu'Alcan négociait ces investissements, la Fédération internationale des ouvriers de la métallurgie (FIOM, 20 millions de membres) a réuni les syndicalistes de l'aluminium du monde entier les 4 et 5 octobre 2003 à Montréal. Ils ont décidé de mettre en place un Conseil syndical d'entreprise Alcan dans le monde.

ENCADRE 1
Riposte des employés québécois: la «démocratie économique»
En janvier 2004, Alcan annonçait la fermeture de la fonderie Soderburg, à Arvida au Québec. Prenant tout le monde de court, la direction contredisait ses engagements publics. La fonderie ne devait officiellement être modernisée ou fermée qu'en 2015. Marquant une page dans l'histoire des relations de travail au Québec, les 550 employés de l'entreprise ont décidé «d'occuper l'outil de travail» et de continuer la gestion de l'usine. Pendant cinq semaines, entre janvier et février 2004, la fonderie a fonctionné à un régime accru. Les clients ont continué à être fournis, seule une minorité cessant les relations commerciales.
Pendant ces cinq semaines, la direction d'Alcan a alors été confrontée à une expérience inattendue et acharnée de «démocratie économique». Selon les articles du quotidien québécois Le Devoir, «malgré le caractère audacieux du moyen de pression, les principaux acteurs sociaux, députés, maires, commentateurs politiques, etc., ont donné leur appui à cette lutte». La multinationale a finalement mis un terme à l'occupation le 24 février 2004 en empêchant la livraison de matières essentielles.
Peut-on envisager une occupation d'usine comme celle-là en Suisse? Interrogé, Jean-Marc Crevier, porte-parole de la Fédération des travailleurs du Québec, recommande aux syndiqués suisses de «se rassembler et de se mettre en contact avec les syndicats québécois. Aujourd'hui, je trouve dommage qu'on ait arrêté trop vite la production. Les clients continuaient à acheter. On était portés par un large soutien».
Alcan, le plus grand consommateur industriel d'électricité au Québec, bénéficie d'avantages économiques estimés à 500 millions de dollars par an. Dans la région, on se demande s'il ne faudrait pas exiger que la firme verse des redevances pour son utilisation des ressources naturelles et qu'elle garantisse un seuil d'emplois. Des protagonistes de l'occupation-production avaient l'ambition de dépasser leur statut précaire en ouvrant un débat politique. Tout comme dans de nombreuses expériences similaires –mais plus durables– en Argentine.
A Sierre, en raison des vacances d'été, le syndicat Unia patientera jusqu'au 25 août afin que la majorité des travailleurs soient présents. C'est là qu'ils devront décider: entamer une grève, ou pas. En cas de fermeture, jugée difficilement évitable à terme par Bernard Blitz, président de la commission du personnel des usines valaisannes d'Alcan, la question pourrait à l'avenir se poser différemment: «Occuper, résister et produire», sur le modèle argentin, ou tout laisser tomber? PDR

ENCADRE 2
"Population gênante" près d’une mine indienne
Les Adivasis, en Inde, ont compris leur malheur : ils sont nés sur une mine de bauxite. L’exportation des minerais profite rarement aux voisins directs du site d’extraction. Depuis la libéralisation en Inde du secteur minier au début des années 1990, les habitants du Kashipur revendiquent leur droit à l’autodétermination. Ils doivent aujourd'hui faire face à la multinationale Alcan, qui espère exploiter ici 1,4 million de tonnes de bauxite, en association avec l’Indian Aluminium Company Ltd. Cette exploitation provoque le déplacement en masse des populations locales.
«Les habitants du Kashipur ne quitteront pas leurs terres », martèle le groupe de solidarité "Alcan’t in India". Basée à Montréal, cette association assure la transmission des revendications indiennes auprès de la multinationale (qui a son siège au Québec), et exige la transparence sur ce dossier. Si Alcan se montre "à l’écoute", la direction de la firme canadienne se réfère toutefois à d’autres sources - sans jamais les fournir - pour évaluer les aspirations du peuple autochtone ou évaluer l’impact environnemental de ses projets industriels.

Les règles du jeu
A y regarder plus près, Alcan se réfugie derrière les critères de développement durable émanant de la Banque mondiale - critères qu’elle respecterait. Ses détracteurs la prennent au mot et rappellent que, selon cette institution financière, il est indispensable d’associer les personnes déplacées à la planification des exploitations minières. Sans cela, les boues rouges rejetées par les installations risquent, au final, de ternir le fameux “ India Shining » qu’Alcan prétend apporter, reprenant un concept politique indien exprimant "progrès, avancée technologique et succès économique" du pays.
Sur place, impossible d’ignorer l’opposition à Alcan. Personne n’est dupe de la répression policière que dénonçait encore une manifestation pacifique, le 25 mai dernier à Tikiri, au cours de laquelle le documentariste Vinod Raja a été malmené par huit représentants des forces de l’ordre : ils ont détruit sa caméra à coups de bottes. Reporters sans frontières, choquée par l’agression, dénonce " une violence policière visant à protéger les intérêts économiques d'une entreprise étrangère ».
En décembre 2000 déjà, la police avait ouvert le feu sur les manifestants, provoquant la mort de trois d’entre eux. La compagnie scandinave Norsk Hydro, indirectement mise en cause pour son projet sur place, n’avait alors pas pu résister à l’opinion publique norvégienne, qui lui a fait plier bagages, rapporte le Centre des médias alternatifs du Québec. Un exemple qui peut redonner espoir à la campagne "Alcan’t" de mobiliser les Québécois.

Laurent Sommer / DATAS