ENQUÊTES
L'or africain, une vieille passion des banques suisses
L'organisation non gouvernementale américaine Human Rights Watch dénonce le rôle des entreprises suisses dans l'exploitation illégale d'or extrait de la République démocratique du Congo. L'occasion de revenir sur les activités passées de Metalor Technologies SA et d'Argor Heraeus - anciennes filiales de la SBS et de l'UBS, connues pour avoir travaillé avec la dictature de Mobutu ou le régime d'apartheid de Pretoria

Gilles Labarthe / DATAS

Pas facile de s'attaquer en Suisse à un sujet aussi sensible que les importations illégales d'or africain. Voilà des mois que l'ONG américaine Human Rights Watch tente de réunir représentants du gouvernement suisse, responsables d’entreprises et experts des Nations unies, pour mettre chacun face à ses responsabilités. Dans la ligne de mire, les activités de deux firmes suisses: Metalor Technologies SA, un des plus importants raffineurs du monde (basé à Neuchâtel) et Argor Heraeus (Mendrisio, Chiasso).

Le nom de Metalor est apparu une première fois le 25 janvier 2005 sur des rapports des experts du Conseil de sécurité de l'ONU dénonçant le trafic d'or en République démocratique du Congo (RDC). Le 26 juillet 2005, un second rapport détaillait les transactions de l'entreprise suisse d'affinage d'or Argor Heraeus SA, elle aussi reliée au marché interlope de Kampala (Ouganda) - principal lieu de revente de "l'or sale" extrait illégalement de la région de l'Ituri, en RDC.

Pour Human Rights Watch, le moment est venu d'obtenir des éclaircissements de la part de nos autorités fédérales. Pourquoi des firmes suisses peuvent-elles se permettre d'ignorer allègrement les avertissements et les embargos de l'ONU concernant le commerce meurtrier de l'or en Ituri? Pourquoi nos autorités n'imposent-elles pas de contrôles et restrictions plus fermes sur les importations d'or sale? Enfin, pourquoi est-il impossible d'obtenir de Berne le total des importations d'or par pays, encore moins le total de l'or entrant en Suisse par les zones franches (16 ports francs répartis entre Genève, Bâle, Zurich et Chiasso)? "Parce qu'il en va d'intérêts stratégiques", nous explique en douce une source proche du dossier.

Alertées en juin dernier, nos autorités fédérales ont été priées de réagir. Silence radio. L'organisation non gouvernementale américaine de défense des droits de l'homme avait contacté plusieurs départements de la Confédération en juin dernier: celui des affaires étrangères, celui des finances, puis le Secrétariat d'Etat à l'économie (seco). "Ils nous renvoyaient aux différents services. On avait l'impression qu'ils se refilaient une patate chaude", nous confie Anneke Van Woudenberg, spécialiste de HRW pour la région des Grands Lacs. Une patate chaude, en effet: comme le rappelle une étude qui vient d'être publiée (1) par des chercheurs des Universités de Genève et Lausanne, la filière suisse de l'or a pendant longtemps été dirigée et orchestrée par les trois plus importantes banques du pays: la Société de Banque suisse (SBS), le Crédit Suisse et l'Union des Banques Suisses (lire encadré ci-dessous).

Metalor était une ancienne filiale de la SBS (de 1918 à 1998). Argor Heraeus, détenue à 75% par l'UBS (jusqu'en 1999). Cette proximité entre raffineurs et banques suisses n'a rien d'étonnant. Depuis les années 1950 jusqu'à la fin de l'apartheid, la SBS et l'UBS ont représenté pendant presque quatre décennies de gros investisseurs pour les compagnies minières exploitant le sous-sol du continent noir. Regorgeant de capitaux, la place financière suisse est à la recherche de valeurs sures. L'Afrique du Sud, premier producteur d'or au niveau mondial, offre un excellent parti.

Un pied dans les mines sud-africaines, un autre dans les usines d'affinage: le circuit est bien rôdé. La collaboration avec le régime de Pretoria leur donne aussi accès aux richesses minières du Zimbabwe ou de l’Angola. Si parfois, l'origine de l'or acheté à bas prix semble trop douteuse, on peut toujours passer par des intermédiaires étrangers. La destination, elle, reste la même: la Suisse, où le précieux métal est importé par le biais des succursales de raffinage, comme Metalor ou Argor - par ailleurs spécialistes mondialement reconnus pour leur fabrication de lingots bancaires. Lingots qui reposent finalement dans les coffres des banques de la Confédération, principaux clients de l'or importé des pays africains. Banco.

Sauf que parfois, le circuit connaît des ratés. En 1994 et 1995, la République d'Afrique du Sud a requis l'entraide judiciaire de Berne pour des affaires concernant plusieurs tonnes d'or volés et destinées à être refondues chez Metalor (voir ci-dessous). Un autre incident similaire a aussi attiré l'attention sur les collaborations de la succursale neuchâteloise de la SBS avec le régime du dictateur Mobutu, au Zaïre.

Et aujourd'hui? La SBS a fusionné avec l'UBS. Son ancienne filiale a été revendue à des investisseurs privés, américains notamment. Elle a changé de raison sociale en 2001, tout en conservant des liens avec l'UBS (qui détenait encore 15% des capitaux en 2004) et de "grosses huiles" suisses dans sa direction: Urs Rinderknecht, par exemple, directeur général de l'UBS.

Les implications de Metalor dans divers scandales, révélés ces dernières années, ne sont pas terminées pour autant. "La branche américaine de Metalor (Metalor Usa Refining Corporation, une succursale de Metalor en Suisse, ndlr) a été prise par les autorités des Etats-Unis dans un trafic d'or avec la Colombie, et condamnée pour blanchiment d'argent à verser plusieurs millions de dollars. En Suisse, Metalor a aussi traité l'or irakien" du régime de Saddam Hussein, remarque Anneke Van Woudenberg. "Il est urgent de mettre en place un processus de certification sur l'or, comme c'est le cas pour le commerce des diamants".


(1) Sandra Bott, Sébastien Guex, Bouda Etemad: Les relations économiques entre la suisse et l'Afrique du Sud durant l'apartheid (1945-1990), éditions Antipodes, Lausanne, 428 p.

Des statistiques fédérales bidouillées
Comment les relations économiques entre la Suisse et l'Afrique du Sud ont-elles évolué entre 1945 et 1990 ? Quel rôle les banques et l'industrie helvétiques ont-elles joué dans le financement du régime de l'apartheid, dans l'écoulement de l'or sud-africain, ou encore dans les investissements effectués en Afrique australe? Toutes ces questions trouvent aujourd'hui de nouvelles réponses documentées grâce à une recherche menée par Sandra Bott, Sébastien Guex et Bouda Etemad, chercheurs et professeurs aux Universités de Genève et de Lausanne. Basé sur un recoupement d'archives, l'ouvrage rappelle que les milieux dirigeants suisses avaient développé des liens particulièrement étroits avec les autorités de Pretoria. La politique étrangère fédérale ne s'embarrassait nullement des sanctions internationales adoptées contre le régime raciste sud-africain. Sandra Bott analyse la mise en place dès les années 1950, puis 1970 d’une véritable politique d’investissements massifs en faveur du partenaire sud-africain de la part des cercles financiers suisses, en particulier des trois grandes banques helvétiques de l’époque - l’UBS, le Crédit Suisse et la SBS. Avec le commerce du diamant, l'or constitue l'élément central de ce rapprochement. Quand la pression internationale, dénonçant la collaboration assidue de Berne avec le régime d'apartheid, devient trop forte, les autorités fédérales s'arrangent pour camoufler ces flux financiers: dès les années 1960, alors même que les relations s'intensifient, les investissements suisses en faveur de Pretoria se fondent dans la catégorie " Rest of Europe ". Il n’est plus possible de les chiffrer avec exactitude dans les statistiques fédérales. "L’intensification des liens financiers entre les deux pays se confirme par la création en 1968 du " Pool de l’or " zurichois par l’UBS, le Crédit Suisse et la SBS, qui va commercialiser une part importante de l’or sud-africain et va ainsi permettre le déplacement du marché de l’or de Londres à Zurich", souligne Sandra Bott. A ses plus belles heures, et malgré l'embargo des Nations unies, ce pool à importé vers la Suisse jusqu’à 80% de la production sud-africaine. A cette époque, "la filiale de raffinage de la SBS s'appelle Métaux Précieux SA Metalor", nous rappelle à Genève Bouda Etemad. Un nom qui figure en bonne place dans cette recherche sur l'histoire économique suisse.

Gilles Labarthe / DATAS

Un certain goût pour l'or africain
Le 8 juillet 1994, la République d'Afrique du Sud avait requis l'entraide judiciaire de Berne pour une affaire concernant sept tonnes d'or volés. Une bonne partie du butin était parvenu en Suisse. Une enquête préliminaire pour blanchiment d'argent sale avait été ouverte par un juge d'instruction neuchâtelois. Un an plus tard, re-belote: une deuxième requête, en date du 9 novembre 1995, est adressée à Berne, concernant d'autres transports d'or en Suisse. Une armada de recours et la lenteur de l'administration fédérale avaient réussi à fatiguer l'affaire. Comme le précisait la mise au point du Conseil fédéral le 14 janvier 1998 (plus de trois ans après les faits!) : "La demande d'entraide émanant de l'Afrique du Sud a été exécutée par les autorités suisses en décembre 1996, après que les recours formés par la société neuchâteloise d'affinage de métaux Metalor SA et deux banques privées genevoises aient été rejetés par le Tribunal fédéral le 1er novembre 1996. Ce cas portait sur plusieurs tonnes d'or volées en Afrique du Sud et qui étaient destinées à être refondues chez Metalor. L'or volé dans des mines avait, selon la justice sud-africaine, quitté le pays secrètement, avant tout à destination de la Suisse et de la Grande-Bretagne. La procédure d'entraide a été ralentie par le dépôt de nombreux recours". En fin de course, "le juge d'instruction neuchâtelois chargé de l'exécution des demandes d'entraide judiciaires n'a trouvé aucun élément permettant de mettre en cause la société Metalor dans ces opérations illicites sur l'or volé en Afrique du Sud". Un autre incident avait déjà opposé Metalor avec des représentants du Zaïre de Mobutu. Beyeye Djema, précepteur des jeunes du dictateur, avait en effet porté plainte pour s'être fait "délester de plusieurs dizaines de kilos d’or. Un chargement destiné, selon le " lésé ", à Metalor (une succursale de la Société de Banque Suisse, appelée autrefois Métaux Précieux) à Neuchâtel qui devait raffiner le métal jaune pour la Banque du Zaïre. Après une longue saga judiciaire, il est apparu qu’il s’agissait d’un règlement de comptes interne à la famille", rapportent les spécialistes suisses Mascha Madörin et Gertrud Ochsner.

Gilles Labarthe / DATAS