ANALYSE
Berne impose le silence autour du commerce de l'or
Initié en hiver 2001 pour éclairer les relations de la Suisse avec l'Afrique du Sud durant l'apartheid, le volet économique du programme national de recherche PNR42+ vient d'être publié... dans la douleur. Berne a interdit aux chercheurs la consultation de 40 ans d'archives fédérales. Celles des grandes banques et de leurs filiales de raffinage - Metalor et Agor - sont restées fermées. La discrétion est de rigueur. Et pour cause: le commerce de l'or sud-africain joue un rôle central pour la place financière suisse. Interview de Sébastien Guex, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Lausanne

Gilles Labarthe / DATAS

Il y a, décidément, certaines réalités que nos autorités fédérales n'aiment pas aborder. Par exemple, le commerce de l'or africain en Suisse. Le sujet a encore fait les gros titres de la presse suisse ces derniers temps. On se souvient que les experts du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais aussi l'organisation américaine Human Rights Watch et une coalition d'ONG suisses ont dénoncé l'implication de firmes suisses dans l'importation d'or illégalement extrait de l'est de la République démocratique du Congo –région à feu et à sang. Invités depuis cinq mois à prendre position, des départements concernés à Berne n'ont toujours pas réagi.
Par un curieux hasard des circonstances, c'est aujourd'hui un programme national de recherche qui vient souligner le silence et l'opacité cultivées de longue date par notre gouvernement dès que l'on s'intéresse de trop près aux importations suisses de métaux précieux. Initié en hiver 2001, le PNR42+ devait entre autres éclairer les relations économiques de la Suisse avec l'Afrique du Sud –premier producteur d'or au niveau mondial– durant l'apartheid. Les résultats des travaux menés par trois chercheurs des Universités de Genève et Lausanne viennent d'être publiés... dans la douleur [1]. Berne a interdit aux historiens la consultation de quarante ans d'archives fédérales. Celles des trois grandes banques de l'époque (SBS, UBS, Crédit Suisse) et de leurs filiales de raffinage actives en Afrique du Sud –comme Metalor ou Agor– sont restées fermées. Explications de Sébastien Guex, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Lausanne et l'un des trois auteurs de la recherche fédérale.

Le PNR42+ devait porter sur la période 1945-1990. Quelles ont été les entraves à vos recherches?
(Sébastien Guex:) - Nous avons eu des difficultés à deux niveaux. Le Conseil fédéral n'a pas pris les mêmes décisions que pour la commission Bergier chargée d'étudier la politique de la Suisse avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, qui obligeaient les entreprises à ouvrir leurs archives. Dès le départ, nous savions donc que les archives privées des sociétés suisses présentes en Afrique du Sud (Holcim, Brown Boveri, Nestlé, Metalor, etc.) resteraient fermées. On espérait un accueil plus favorable de la part du nouveau gouvernement sud-africain, dans le sillage des travaux de leur commission "Vérité et réconciliation" sur la période d'apartheid. Malgré deux séjours sur place et une cinquantaine de démarches, nous n'avons jamais pu obtenir un seul rendez-vous avec le directeur des archives. Pour utiliser un euphémisme: du côté de l'ambassade de Suisse à Pretoria, nous n'avons pas rencontré tout l'appui escompté.

Le Conseil fédéral devait lever la prescription de trente ans sur les archives fédérales. Il l'a au contraire maintenue, et même étendue à quarante ans...
– Dans un premier temps, au début de nos recherches, nous avons eu accès aux archives de 1945 à 1971. Nous souhaitions alors demander une ouverture progressive aux années plus récentes, afin de poursuivre jusqu'en 1990. Nous avons attendu l'autorisation pendant... quinze mois! Notre demande était exceptionnellement remontée jusqu'au gouvernement lui-même. Résultat: une décision du Conseil fédérale en avril 2003 (sept mois seulement avant la fin du mandat des chercheurs, ndlr) de prolonger de dix années l'inaccessibilité des archives. C'est un cas unique dans l'histoire suisse, et peut-être même dans celle des archives européennes pour les historiens qui s'intéressent à la période d'après-guerre. Les protestations de plusieurs associations, dont la Société suisse d'historie, n'ont rien changé.

A l'époque, le président du Comité de direction du PNR42+, Georg Kreiss, a dénoncé une "recherche muselée" par le Conseil fédéral pour protéger les intérêts d'entreprises suisses, contre lesquelles des plaintes avaient par ailleurs été déposées en 2003 aux Etats-Unis...
– Du point de vue du Conseil fédéral, c'était clair: il s'agissait de faire comprendre aux historiens que "la Commission Bergier, ça suffit". Et de donner un signal aux chercheurs: désormais, les archives resteraient fermées.

L'apartheid est un sujet délicat, le marché de l'or aussi. Peu d'études ont abordé jusqu'ici le rôle du commerce de l'or dans le développement spectaculaire de la place financière suisse ces soixante dernières années. Pourquoi?
– C'est un domaine qui reste très discret, et même extrêmement secret. Je ne connais aucune étude spécifique sur le sujet du marché de l'or africain en Suisse basée sur des archives publiques. Concernant l'Afrique du Sud, on ne trouve pas de traces des importations d'or dans les dossiers de la Banque nationale suisse. On sait pourtant que, selon les années, les importations suisses pouvaient représenter jusqu'à 50%, voire 80% de la production totale d'or sud-africain (soit plusieurs centaines de tonnes par an, ndlr). Ce volume considérable d'échanges a été masqué par différents moyens. Les autorités suisses ont par exemple fait parvenir au gouvernement de Pretoria une demande, en bonne et due forme, pour que les importations de métal jaune à destination de la Suisse ne soient plus repérables comme unités dans les statistiques nationales. Les statistiques sud-africaines ont alors englobé la Suisse dans un ensemble indistinct, intitulé "reste de l'Europe".

Obtenir des informations de la part de sociétés suisses actives dans le marché de l'or reste toujours aussi difficile?
– Oui. Quand Metalor a reçu nos demandes pour le PNR42+, il nous ont envoyés paître.

[1] Sandra Bott, Sébastien Guex, Bouda Etemad, "Les relations économiques entre la suisse et l'Afrique du Sud durant l'apartheid (1945-1990)", éditions Antipodes, Lausanne, mai 2005, 428pp.

Discrétion de rigueur sur le marché de l'or
A la sortie de la Seconde guerre mondiale, les trois grandes banques suisses - Union des Banques Suisses, Société de Banque Suisse, Crédit Suisse - se sont intéressées très tôt à l'achat massif d'or sud-africain. Quels ont été les moyens mis en œuvre par la Confédération pour masquer ou minimiser ces importations? Le volet économique du PNR42+ rappelle quelques méthodes, toujours d'actualité. Archives fermées ou élaguées, études historiques qui écartent le plus souvent possible la problématique du commerce de l'or entre les deux pays… "Même en s'appuyant sur les données statistiques disponibles dans les institutions internationales, les ressorts véritables du commerce de l'or et les destinations du métal jaune acheté en Afrique du Sud restent très difficiles à établir avec exactitude", note la recherche menée par Sandra Bott, Sébastien Guex et Bouda Etemad. En jeu: la protection des intérêts des banques et de leur clientèle. Dès les années 1950, les statistiques fédérales ont par conséquent gommé ou répertorié sur de comptes statistiques séparés - payants et confidentiels - la majeure partie des importations, surtout aux pires heures du régime d'apartheid. Ces statistiques n'incluaient pas les achats destinés à la Suisse qui transitaient par le marché de Londres ou par l'Italie. Ni l'or déposé provisoirement en Suisse dans les ports francs ou bénéficiant de "certificats de transit". Elles ignoraient l'or acheté par des filiales suisses établies en Afrique australe, ou passant par des intermédiaires. Répondant aux intérêts de la place financière helvétique, la libéralisation du commerce de l'or en Suisse à partir de 1951 a tout mis en œuvre pour que les importations d'or comme les exportations se fassent "hors de toute surveillance". Berne a même fermé les yeux sur la revente à des privés d'or importé en Suisse "à un seul usage industriel" - quitte à alimenter la marché noir, et à s'attirer les foudres du Fonds monétaire international.

Gilles Labarthe / DATAS

Le nazisme et l'apartheid, deux profondes blessures dans l'histoire suisse
Peu de scandales parviennent à écorner l'image de la Suisse, havre de paix et de tranquillité. La Confédération helvétique est-elle montrée du doigt pour ses collaborations politiques et économiques avec des régimes militaires ou racistes? Elle brandit l'étendard de sa traditionnelle neutralité, tandis que la place financière suisse poursuit discrètement ses affaires –et n'en néglige aucune.
Première blessure, cuisante pour l'histoire fédérale: celle de la collaboration de la Suisse avec l'Allemagne nazie, notamment avec l'affaire des fonds en déshérence. En décembre 1996, pour répondre à la déferlante d'accusations relayées au niveau international, les Chambres fédérales mettaient en place une commission indépendante d'experts chargés d'étudier sérieusement la politique de la Suisse avant et pendant la Seconde Guerre mondiale (Commission Bergier). Cinq ans de recherches, 22millions de francs de financement, une centaine de collaborateurs et, surtout, la levée du secret bancaire et des restrictions légales d'accès à toutes les archives, publiques ou privées, utiles à l'avancée des travaux, ont suivi.
Dans le sillage de ces recherches de vérité sur notre histoire nationale, une seconde opération était alors embrayée, tout aussi brûlante pour la Confédération: celle de l'étude des relations politiques et économiques de la Suisse avec l'Afrique du Sud durant l'apartheid, plus précisément entre 1945 et 1990. Cette recherche devait répondre à des dizaines d'interpellations parlementaires et à des années de contestation issues de milieux associatifs pour dénoncer dès les années 1960 la collaboration scandaleuse de nos autorités avec le régime raciste de Pretoria. Le 3 mai 2000, sur le tard, le Conseil fédéral prenait enfin une décision: celle de charger la Fonds national suisse de la recherche scientifique de lancer un programme de recherche –PNR42+– spécifiquement consacré à ce sujet. Temps imparti: deux ans seulement pour mener des recherches, financées à hauteur de 2 millions seulement... Deux études (sur une petite dizaine) traiteront en définitive du sujet des relations économiques de la Suisse avec le plus gros producteur d'or au niveau mondial. En ce qui concerne l'accès aux archives nationales, le Conseil fédéral a imposé des conditions restrictives sans précédent. Loin d'être levée, la prescription de trente ans a été maintenue, puis étendue exceptionnellement à quarante ans. Le droit fondamental à la liberté de la recherche historique en Suisse a été bafoué pour sauvegarder les intérêts bien compris de firmes privées –toujours actives en Afrique du Sud, toujours actives dans le commerce de l'or, et bien décidées à y rester.