ANALYSE
Cette France qui tuait sans complexe
Cameroun - Le 3 novembre 1960 à Genève, Félix Moumié, combattant pour l'indépendance camerounaise, était empoisonné par un membre des services secrets français. La veuve du militant Mongo Béti nous livre son analyse

Gilles Labarthe / DATAS

- Odile Biyini, dans quel contexte d'est déroulé l'assassinat à Genève du leader camerounais de l'opposition, Félix Moumié?
(Odile Biyini:) A l'époque, c'était un acte tout à fait banal. Les organisations agissant "en parallèle", pour le compte de la politique africaine de la France, assassinaient sans complexe. C'était chronique. Je me souviens encore des mots d'Alexandre De Marenches, l'ex-patron des services secrets français (dans les années 1970, ndlr). Invité sur un plateau de télévision, il disait avec un grand cynisme que "la" solution, c'était de supprimer les opposants africains.

- Pourquoi à Genève?
Félix Moumié était à Genève parce que les résistants camerounais étaient particulièrement malvenus en France. D'autres ont trouvé refuge au Ghana, en Guinée-Bissau, en Europe… Genève était un lieu où passablement de résistants africains pouvaient s'exprimer librement.

- Comment expliquer la complicité de la Confédération?
La Suisse était-elle complice? Le crime a été commis sur son territoire. Il y a l'assassin, le pseudo-journaliste William Bechtel… sans vouloir vous offenser, le journalisme reste d'ailleurs la meilleurs couverture pour les agents secrets. Bechtel a été identifié et arrêté assez vite. La Suisse a finalement fait aboutir l'enquête. Mais ses autorités ont mis longtemps avant d'obtenir son extradition. Du point de vue africain, la Suisse reste surtout connue pour abriter dans ses banques les fortunes des dictateurs…

- La France est-elle enfin prête à admettre son rôle dans la liquidation de chefs indépendantistes africains durant les années 1960?
Non. Dans la revue "Peuples Noirs Peuples Africains", publiée avec Mongo Béti de 1978 à 1992, nous avions dénoncé l'affaire Moumié lors de l'arrestation de William Bechtel. Comme bien d'autres affaires. Le documentariste du film sur l'assassinat de Félix Moumié est d'ailleurs venu consulter nos archives. Ce qui se passe sur la politique africaine de la France, c'est qu'il y a un black-out total, une volonté de non-information ou de désinformation. Regardez la crise en Côte d'Ivoire: les Français qui ont découvert la situation sont tombés de haut, parce qu'ils n'ont jamais accès aux informations montrant le vrai rôle de la France en Afrique. A la télévision, à la place, ils ont vu les Ukrainiens manifester pendant des jours pour le respect de la démocratie. Mais rien sur le Cameroun, qui vient encore de connaître un simulacre d'élections présidentielles, et où tant de Français sont impliqués. Au fait, savez-vous que le chef d'Etat (Paul Biya, ndlr) passe beaucoup plus de temps à se reposer chez vous, en Suisse, qu'à travailler au Cameroun?

- Les archives françaises restent aujourd'hui encore fermées et gardent leur secret…
En France, il faut vraiment que des personnes et associations se mobilisent fermement pour obtenir la déclassification de certains documents. Et encore, si elles réussissent, cela reste tout à fait exceptionnel, comme dans le cas de l'affaire Ben Barka (Mehdi Ben Barka, opposant notoire au régime marocain du roi Hassan II, a été enlevé par des policiers français en plein Paris en octobre1965. Son corps aurait été dissous dans une cuve d'acide. L'affaire a été occultée pendant des décennies et reste non élucidée à ce jour, ndlr). Ses héritiers ont dû lutter pendant des années pour obtenir l'accès aux dossiers sensibles.

- Où s'informer? Quelle organisation s'occupe en France de mieux faire connaître ce versant sombre de la politique africaine de l'Elysée?
Pour ce qui concerne le Cameroun, lisez ce qu'écrit le chercheur Achille Mbembe, qui est un Camerounais: il a des phrases très tendus, très dures sur le gestion de son pays. Nous allons aussi faire paraître dans deux mois un recueil d'articles de Mongo Béti, retraçant ses dix dernières années d'existence au Cameroun. Sinon, à part l'association Survie (qui milite depuis 1983, entre autres pour un assainissement des relations franco-africaines, ndlr), je ne vois pas... Il y a eu très peu d'enquêtes sur ces exploits des Français, et encore aucun film qui retrace l'assassinat d'opposants africains par la France.

Propos recueillis par
Gilles Labarthe / DATAS

IMPUNITE TOTALE POUR LES ASSASSINATS POLITIQUES
Plus de 45 ans après les premiers assassinats politiques de leaders indépendantistes africains, c'est une chape de plomb qui pèse encore sur la plupart des "affaires" impliquant les services secrets des anciennes puissances coloniales. Les circonstances exactes de l'élimination le 17 janvier 1961de Patrice Lumumba, héros indépendantiste du Congo, ont enfin pu être documentées ces toutes dernières années avec une déclassification d'archives en Belgique et aux USA. Les documents confirment que Lumumba a été torturé et liquidé sous l'ordre d'agents belges et de la CIA, et avec la complicité passive des casques bleus des Nations unies. Pour un cas élucidé et rendu public, combien d'autres restent enfouis dans l'ombre? Dans la lignée des tout premiers assassinats de chefs d'Etats africains perpétrés par la France via le réseau Foccart - piloté depuis l'Elysée par le général de Gaulle -, figure le meurtre du premier président du Togo: l'indépendantiste Sylvanus Olympio. Commis le 13 janvier 1963 sur ordre de l'ambassadeur de France Henri Mazoyer et des services secrets français, cet assassinat attend toujours sa résolution au grand jour. Les responsables n'ont jamais été arrêtés, et les archives restent fermées. C'est le même réseau Foccart qui a confié au franco-suisse William Bechtel, agent des services français et "anticommuniste de choc", l'opération d'éliminer le 3 novembre 1960 à Genève le chef camerounais de l'opposition, Félix Moumié. Comme le souligne Frank Garbely, réalisateur du documentaire “L’assassinat de Félix Moumié – L’Afrique sous contrôle”, ce meurtre concerne la Suisse à plus d'un titre. L'assassin était connu de la police fédérale. Au moment des faits, la Confédération n'a " jamais vraiment mené une enquête. William Bechtel n'a pas été poursuivi pour des affinités politiques entre la Suisse et la France. Et finalement, c’est 20 ans plus tard qu’on l’arrête par hasard à Génève alors qu’il a 80 ans. On a fait un procès qui s’est achevé par un non-lieu".