SUISSE
"Mettez-vous un jour à ma place !"
La pauvreté ne touche pas que le portefeuille, elle atteint aussi la dignité de la personne. La souffrance psychologique liée à l'absence de statut social mène à ce qu'une assistante sociale appelle «l'effondrement de soi». Témoignages d'intervenants sociaux, d'associations et de personnes en difficulté, qui tirent la sonnette d'alarme.

Philippe de Rougemont / DATAS

«La pauvreté, c'est humiliant. On doit mendier de l'aide, on ne maîtrise plus sa vie. Parfois, j'ai le sentiment qu'on me claque des portes au nez. Tant de choses me sont impossibles, tant de choses restent éloignées.» En Suisse aujourd'hui, 850 000 personnes vivent sous le minimum vital calculé par la Conférence suisse des institutions d'action sociale. Elles pourraient partager le témoignage de cette femme fréquentant les activités de l'association Aide à toute détresse – Quart Monde (ATD) à Treyvaux (FR). Pourtant, la Suisse figure parmi les pays plus riches de la planète. Comment expliquer une telle persistance et même une aggravation de la pauvreté? La faute à la mise en pratique de l'idéologie néolibérale régulièrement renforcée par les élections?

Au-delà des seuilsmatériels

Selon Olivier Gerhard, volontaire permanent d'ATD rencontré dans la «Maison quart-monde» qu'anime l'association à Treyvaux, il s'agit avant tout d'une difficulté pour les gens qui ont une place dans la société de se mettre à la place des plus pauvres. C'est un problème de perception qui empêcherait la société d'agir durablement contre l'exclusion. Loin d'invoquer les seules raisons politiques ou économiques, ce physicien diplômé de l'EPFL, qui depuis vingt-quatre ans travaille comme «volontaire permanent» à ATD, voit dans l'isolement des personnes exclues et dans le manque de considération entretenu par les personnes intégrées les raisons principales pour expliquer la persistance de l'exclusion. Lorsque de maigres aides sociales sont purement et simplement biffées par les partisans du «moins d'Etat» (voir encadré), ce serait leur méconnaissance de la pauvreté vécue qu'il faudrait mettre en cause.
A l'Oeuvre suisse d'entraide ouvrière (Oseo Genève), même son de cloche. Son directeur genevois, Christian Lopez, revient sur les raisons psychologiques: «Il faut bosser sur deux mécanismes en même temps: le regard que la société porte sur les personnes pauvres et l'image qu'ils ont d'eux-mêmes». Etonnant de la part d'une association engagée auprès des syndicats et de la gauche de mettre l'accent sur la perception subjective que les personnes ont d'elles-mêmes? C'est que «les définitions modernes de la pauvreté vont au-delà des seuls critères de revenus matériels». L'aide matérielle est bien sûr l'enjeu autour duquel les débats politiques se font aujourd'hui, mais cette aide ne représente pas tout. «Elle ne suffit jamais, elle ne donne pas de statut et elle enfonce, elle stigmatise aux yeux des autres.»

Contre l'exclusion, la reconnaissance

«Il y a toutes les difficultés et les regards négatifs des autres qui atteignent l'estime de soi des pauvres, mais c'est impressionnant de voir comment malgré cela ils n'arrêtent pas de chercher des chemins pour s'en sortir», commente Elisabeth Verzat, rencontrée à l'antenne ATD de Genève. «Le point crucial de notre action, c'est le dialogue entre les exclus et la société», souligne Olivier Gerhard. Pour décloisonner la pauvreté, l'association a initié à Genève, l'année passée, un dialogue entre une vingtaine d'enseignants et des parents défavorisés. «Les parents ont notamment raconté leur peur de l'enseignant et de l'école. Les profs étaient stupéfaits. De leur côté, les parents ont appris que les enseignants se mobilisent au quotidien pour donner une chance à tous les enfants. Cela leur a donné un nouvel élan pour l'avenir de leurs enfants», raconte Elisabeth Verzat. «On a acquis une meilleure compréhension mutuelle dans les deux milieux», commente une des maîtresses participant au dialogue qui s'est étalé sur toute une année et s'est conclu par un forum co-organisé par le Département de l'instruction publique du canton de Genève. Mais un des obstacles à ces projets de décloisonnement et de reconnaissance est justement la difficulté de trouver des personnes qui acceptent de s'exprimer en public. D'autant que les non-exclus pratiquent souvent le déni. «Vous n'avez aucune idée de ce qu'on ressent», nous dit Sophie, rencontrée au CARE à Genève où repas et entraide sont offerts.

Des humiliationsmultiples

Annie Mino, ancienne directrice générale de la santé du canton de Genève, confirme que l'on ne se rend pas compte des pesanteurs qui empêchent les plus pauvres de récolter le fruit de leurs efforts. Du fait de la honte de porter sa pauvreté en public, «une grande partie de leur énergie leur sert à la masquer», ajoute-t-elle. Pour les parents d'élèves en âge de scolarité, les difficultés peuvent commencer dès le matin. Quand on est sans ressources, comment annoncer à ses parents que dans quelques jours il faudra se munir de 10 francs pour la course d'école? Ou s'équiper de chaussures de gym? On repousse la demande jusqu'au dernier moment. Résultat? Le jour venu, mille prétextes sont invoqués par l'enfant pour ne pas aller à l'école, la tension monte et l'enfant arrive en retard. Il faut un tempérament bien trempé pour ensuite garder la tête haute, malgré les railleries, quand on sent qu'on est pris pour un je-m'en-foutiste qui ne s'en sortira jamais. Quand le dialogue n'est pas établi, les enseignants et les autres enfants ont vite fait de voir dans ces incidents une confirmation «qu'ils ne font décidément rien pour s'en sortir».

Les victimes accusées

Quand arrive le contrôle dentaire systématique dans les écoles, l'humiliation est parfois encore au rendez-vous pour les exclus. La plupart des personnes pauvres ont une assurance assortie d'une franchise pouvant aller jusqu'à 2500 francs par an, sans que les soins dentaires soient couverts. Il n'est pas rare que des parents de familles les plus pauvres soient stigmatisés ensuite lorsque de graves problèmes dentaires sont décelés. «Des parents refusent de soigner leurs petits, soi-disant parce que c'est trop cher... c'est à la limite de la maltraitance», déclarait récemment un médecin interrogé dans un quotidien romand. «Il y a une méconnaissance fondamentale de la part des Suisses sur le lien entre pauvreté et exclusion», nous confiait Olivier Gerhard. L'exemple de ce médecin qui parle de maltraitance est symptomatique de cette méconnaissance. Une ignorance de la pauvreté vécue qui perdure malgré le fait que ce médecin reconnaisse dans le même souffle: «Les milieux les plus défavorisés sont souvent les plus touchés (par les problèmes dentaires ndlr).»


ENCADRE 1

Les pauvres paient plein tarif
Pour les pauvres, tout est plus cher. Transports, nourriture, téléphone, santé, impôts, lessives, le montant de la moindre facture peut décupler. Pourquoi? Parce que les tarifications sont établies pour les classes moyennes. Les exemples de tarifications pénalisantes pour les pauvres abondent. Ne pas avoir de téléphone fixe à domicile pour échapper aux frais d'abonnement, ou parce qu'on s'est fait couper la ligne, rend le recours aux natels et aux cartes à pré-paiement incontournable. Encore faut-il pouvoir débourser 10, 20 ou 50 francs pour une carte de recharge. L'alternative? Utiliser les cabines téléphoniques à 60 centimes l'appel local, contre 7 centimes avec une carte de pré-paiement. Ne pas disposer de lave-linge, c'est payer entre 4 et 5 francs la machine dans un lavomat. Utiliser les transports publics peut représenter un coût prohibitif pour les bénéficiaires de l'aide publique. Pour payer moins, il faut passer par l'achat d'un abonnement mensuel. Compter 100 francs. Pour le train, éviter de payer le plein tarif coûte 150 francs par an (abonnement demi-tarif). Une facture, même d'un montant de moins de 50 francs, qui est impayée faute de moyens se solde en rappels et finit aux poursuites. Ouverture du dossier: 70 francs. Rajouter à cela les intérêts. Quand on ne peut pas se permettre de payer une facture, on peut encore moins se permettre de la payer lorsqu'elle aboutit aux poursuites... Face à des factures et des dépenses qui dépassent le montant de l'assistance ou celui des salaires travailleurs pauvres, nombreux sont ceux qui ont recours au crédit. Ceux qui ne peuvent ensuite honorer les traites sont harcelés par les téléphones des banques sur leur lieu de travail et chez eux. «Résultat, ils remboursent le crédit, mais ne paient pas leur loyer», souligne Annie Mino.
A Genève, un des cantons où la vie est la plus chère, les minima sociaux sont revus à la baisse. Le conseiller d'Etat Pierre-François Unger a décidé pour le 1er janvier de réduire les prestations pour l'habillement et les transports publics à l'attention des personnes assistées. Pour une famille avec deux enfants, la perte de revenu atteindra 470 francs par mois. Le conseiller d'Etat justifie sa décision en arguant que l'aide sociale ne doit pas se transformer en «trappe à pauvreté». En diminuant encore l'aide aux démunis, le magistrat pense envoyer un signal pour que les pauvres retournent au travail. Mais quel travail ? Les chiffres du chômage dans le canton sont têtus: à 7,2% (chiffres d'octobre) le taux de chômage à Genève est presque le double du taux suisse.


ENCADRE 2

Les travailleurs sociaux sonnent l'alarme

«Il y a dix ans, le plein emploi donnait une perspective d'intégration, la pauvreté était souvent un passage entre deux emplois. Aujourd'hui, le chômage durable bouche les perspectives.» Ce constat exprimé par Christian Lopez et par tous les autres intervenants sociaux interrogés, sonne comme le contrecoup à la banalisation du chômage. Ne plus percevoir une possible réintégration dans la société par le travail est justement ce qui définit pour Olivier Gerhard la «grande pauvreté». Quand le chômage devient banal, il y a une déculpabilisation de la part des employeurs qui licencient les moins productifs à tour de bras, nous confie Jocelyne Haller, l'ex-candidate de Solidarités au Conseil d'Etat et travailleuse sociale depuis vingt-quatre ans dans la cité des Avanchets, en périphérie de Genève. «Tous les professionnels de la réinsertion disent que le marché du travail non-qualifié s'est effondré.» Entièrement mobilisés par les plus de 70 dossiers de personnes en difficulté que chaque travailleur social doit gérer, il ne reste pas de temps pour développer des services d'utilité collective auxquels des sans-emploi pourraient participer. «Nous sommes obligés de faire de l’accompagnement, sans pouvoir agir sur les causes », regrette Jocelyne Haller. Mieux que de se reposer sur la distribution de chèques sur la longue durée, «nous devrions développer des tâches collectivement utiles qui généreraient en même temps des rôles, des statuts pour la population des laissés pour compte». Dans le même esprit, il s'agit pour Christian Lopez de considérer ce genre d'action comme un investissement social dans lequel les partis bourgeois pourraient se retrouver, «parce que ça permettrait de réduire les coûts sociaux futurs». Tant que des stratégies de lutte contre l'exclusion feront défaut, «on devra s'attendre a un accroissement du phénomène de grande pauvreté en Suisse».
Jocelyne Haller déplore que rien ne soit fait contre l'incitation aux crédits de consommation et que le revenu minimal garanti (RMCAS) reste un revenu d'exclusion ne permettant pas à ses «bénéficiaires» de se remettre à flot. «Je crains que nous devions nous préparer a un tsunami social.» Enfonçant le clou, Annie Mino craint que le prochain débat sur l'interdiction de la mendicité à Genève ne ravive la «haine du pauvre», et conclut que «le XIXe siècle victorien n'est pas loin».