SUISSE
Statistiques sociales: attention, zone de brouillard
La Suisse a beau conserver une image de pays riche ou afficher des indices démographiques d'une stabilité à toute épreuve, la part de la population frappée par la pauvreté n'a cessé d'augmenter ces trente dernières années. Son évolution quantitative est difficile à suivre: la première étude complète menée au niveau national par l'Office fédéral des statistiques date de... 1999

Gilles Labarthe / DATAS

"Notre définition du seuil de pauvreté s’appuie sur les directives de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS). Le seuil de pauvreté (besoins de base tels que nourriture, vêtements, transports, communication, énergie, etc. + loyer moyen + primes d’assurance-maladie) est de 2'480 francs pour un ménage d’une personne et de 4’600 francs pour un couple avec deux enfants. Est considéré comme pauvre tout ménage dont le revenu, après déduction des cotisations sociales et des impôts, est inférieur au seuil de pauvreté". Ces critères nous sont rappelés par Eric Crettaz, à la section des analyses socio-économiques de l'Office fédéral de la statistique (OFS).

Dans les bureaux de l'OFS à Neuchâtel, experts et spécialistes planchent sur une mission délicate. Il ne s'agit pas seulement de produire des rapports chiffrés. L'OFS veut aussi "mesurer l'évolution des risques sociaux", saisir "l'ampleur et les causes de la pauvreté", donner "une vue d'ensemble sur les mécanismes d'exclusion et d'intégration". Tous ces éléments doivent servir de "base pour les mesures de lutte contre la pauvreté".

Depuis quand l'OFS travaille-t-il sur la pauvreté? "Ouh là! Ça fait bien quelques années. Une première étude nationale sur la pauvreté basée initialement sur les déclarations fiscales et des questionnaires avait été réalisée dans le cadre d'un programme national de recherche (PNR 29, ndlr). Mais la première publication complète au niveau national date de 1999", nous répond Claire Jobin, cheffe de la section analyse économique à l'OFS. Quelles sont les grandes tendances de l'évolution des taux de pauvreté en Suisse sur ces trente dernières années? "Nous n'avons pas les chiffres généraux. Nous établissons surtout la liste des taux de "working poor" "(lire encadré).

Voyons cette étude publiée par l'OFS, publiée en 1999 alors que le phénomène de la pauvreté était déjà jugé préoccupant depuis plus de trente ans. Intitulée "Comprendre la pauvreté, pour mieux la combattre", et assortie de plus de 300 pages, son introduction précise d'emblée: "Un besoin pressant d’informations se fait tout particulièrement sentir en matière de pauvreté. Les différentes études cantonales sur la pauvreté réalisées ces dix dernières années le prouvent (…). Le problème de la pauvreté s’est notoirement aggravé", écrit le vice-directeur de l'OFS, Werner Haug.

L'avertissement suivant, rédigé par Robert Fluder, n'est guère plus réjouissant: "La prospérité économique de l’après-guerre et l’extension des prestations sociales de l’Etat ont donné le sentiment que la Suisse, pays hautement développé, avait résolu une fois pour toutes le problème de la pauvreté. Or, depuis le milieu des années 1970, la modification structurelle de l’économie s’est accélérée, provoquant une multiplication des " perdants ", des personnes victimes d’un déclassement social, des exclus: tous ceux qui ne peuvent pas tenir le rythme exigé sont rejetés hors du monde du travail et contraints à vivre en marge de la société."

Le temps n'a rien arrangé, au contraire: la pauvreté s’est étendue depuis les années 1980. Même en Suisse. Dix ans plus tard, c'est encore pire, avec "la récession économique des années 1990 et la persistance, inédite depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, de la précarité sur le marché du travail. Nul ne conteste la nécessité d’agir, que ce soit par des politiques sociales ou par des politiques financières. Or, il se trouve précisément que la Suisse n’a guère d’informations fiables concernant la montée de la pauvreté et la naissance de nouveaux groupes à risque", tranche Robert Fluder.

En 2005, la Suisse n'a toujours pas créé de véritable observatoire de la pauvreté, contrairement aux pays voisins. Mais depuis cinq ans, l'OFS fournit des tableaux statistiques élaborés. L'OFS met aussi en garde contre des "facteurs de risque": sont visées "les personnes élevant seules leurs enfants, les indépendants travaillant seuls, les personnes sans formation postobligatoire, les personnes employées dans des branches à bas salaires, les étrangers et les couples ayant trois enfants ou plus. Le plus souvent, les working poor cumulent au moins deux de ces facteurs de risque. Les étrangers, quant à eux, sont davantage représentés que les Suisses dans les branches à bas salaires (agriculture, hôtellerie et restauration, vente, services domestiques), ils n'ont bien souvent pas suivi de formation postobligatoire et ont des familles plus grandes à charge".

En trente ans, l'individu est-il devenu responsable de sa pauvreté? Va-t-on l'enfermer et le stigmatiser dans une "catégorie à risque"? Ou a-t-il été progressivement lâché par une politique de "toujours moins d'Etat", qui sabre les budgets alloués à l'aide sociale et surtout qui ne pratique pas de politique d’insertion réelle, seule a même de sortir les personnes pauvres de l’assistanat ? Comme le prévenait Robert Fluder en 1999: "Il ne suffit pas de procéder à des études ponctuelles sur l’ampleur de la pauvreté et des problèmes liés à cette situation. Pour être efficaces, des réformes durables de la sécurité sociale doivent être conçues pour le long terme". Alors, "comprendre la pauvreté pour mieux la combattre"? Soit les autorités fédérales n'ont encore rien compris. Soit elles n'ont encore rien combattu.


Statistiques au rabais
A première vue, les chiffres émanant des derniers rapports de l'OFS peuvent encore faire illusion en comparaison de pays voisins comme l'Angleterre, où plus d'une personne sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté. Les proportions de la Confédération helvétique seraient deux fois moindres: "En Suisse, en 2003, près d’un huitième de la population âgée de 20 à 59 ans était touchée par la pauvreté. Environ quatre dixièmes de ces personnes étaient actives occupées et entraient donc dans la catégorie des working poor", souligne un dernier rapport de l'OFS. Une lecture plus attentive indique que cette proportion pourrait en réalité passer du simple au double. D'abord, parce qu'aujourd'hui encore, de l'aveu des experts eux-mêmes, les données dont nous disposons restent trop lacunaires, morcelées par canton, par échantillons de population. Ensuite, il y a les sources d'information: certains recensements évitent celles qui risquent de "gonfler les chiffres". "A n’utiliser que des données fiscales, on aboutit inévitablement à une surévaluation du taux de pauvreté", s'inquiétait un expert de l'OFS. Enfin, en se concentrant actuellement sur l'analyse des "working poor", les derniers rapports écartent toute une partie de la population qui est exposée à la précarité. Parmi les exclus des statistiques figurent: les personnes sans emploi; les personnes actives, mais travaillant "au noir", sans contrat qui les protège; les personnes en situation irrégulière; les étrangers en attente d'un permis de séjour valable 12 mois; les sans papiers… Qu'en est-il d'ailleurs des moins de 20 ans, et des plus de 59 ans? Sur une population totale de 7,3 millions d'habitants, ils comptent tout de même pour environ 3,2 millions. Où sont-ils passés? Une précédente étude de l'OFS soulignait que "les ménages de retraités, mais plus encore les chômeurs et les étudiants, sont le plus durement frappés par la pauvreté. Lorsque l’on établit une différenciation selon les classes d’âge, il apparaît que ce sont les jeunes et les personnes âgées qui présentent les niveaux de privation les plus élevés; les quadragénaires sont le moins touchés par la pauvreté". A défaut de préciser, les courbes de l'OFS mentionnent un "taux de pauvreté" global allant de 10 à 14,5 % (en 1997) pour se stabiliser ensuite autour de 12,5 % - mais sans rentrer dans le détail des exclus. Pour l'année 2003, l'OFS ne parle que de "137'000 ménages pauvres, totalisant 513'000 personnes, dont un membre au moins était actif occupé". L’Office fédéral des assurances sociales annonce d'autres chiffres: le nombre de pauvres serait passé de 700'000 en 2003 à 850'000 en 2005. "Le déficit des statistiques sociales en Suisse est effarant. L'OFS a des données très précises sur le nombre exact de vaches laitières en Suisse pour les questions de contingents, mais pas de chiffres sur le pauvres", regrette à Lausanne Frances Trezevant, porte-parole de l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière (OSEO).

Gilles Labarthe / DATAS

(humeur)
Projections pour 2025 et politique-fiction
7, 3 millions d'habitants en 2005, 7,4 millions en 2025, 7,3 en 2050…les chiffres de l'Insee et des Nations unies estimant l'évolution de la population en Suisse pour les prochaines décennies (World population prospects) affichent une étonnante régularité. Osons quelques projections pour notre petit pays, d'une stabilité à toute épreuve. Le produit intérieur brut par habitant (PIB) classera toujours la Suisse à la quatrième place, juste derrière le Luxembourg, la Norvège ou les USA. A moins d’un changement politique majeur, les riches seront toujours plus riches, les pauvres seront toujours plus pauvres. Et surtout, toujours plus nombreux. Encore interpellées en décembre 2025 à Berne, les autorités fédérales répondront que ce phénomène de paupérisation grandissante n'a pu être observé ni enrayé à temps, faute d'études quantitatives suffisantes sur l'ampleur, la nature et les principales causes de la pauvreté. Les experts feront référence à une première étude statistique nationale relativement complète, publiée par l'OFS en 1999, mais estimeront qu'il est "encore trop tôt, après seulement une génération, pour en tirer des conclusions, d'autant que le contexte socio-économique a changé". Trop tôt pour réviser les politiques de prévention. Impossible, "pour des questions budgétaires", d'augmenter l'aide sociale. D'autant plus qu'en 2025, les spécialistes suisses et européens ne se seront pas encore mis d'accord sur la définition exacte de "pauvreté": au cœur de la polémique, les subtiles gradations entre "pauvreté active" des woorking poor et "pauvreté passive" de personnes jugées définitivement inadaptées au marché de l'emploi. L'ONU aura d'ailleurs remplacé le terme de "pauvres" par un anglicisme traduit approximativement en français par: "assistés à longue durée". En Suisse, les services d'information sociale du département de l'Intérieur avertiront sur leur site Internet (accès payant, 1 euro suisse la minute) que les personnes vivant en famille monoparentale (87% des cas) n'ayant pas les revenus nécessaires pour régler conjointement leur loyer, leur assurance-maladie, la scolarité de leur 1,42 enfant (le système scolaire aura été entièrement privatisé), leur facture d'énergie EDF en hausse constante (idem) se mettront d'elles-mêmes en "situation à risque". En cas de récidive, elles seront passibles d'amendes et de poursuites. Les chômeurs seront tenus d'accepter tout poste délocalisé à l'étranger (Pologne, Roumanie, Chine…) ou recrutés d'office au sein des forces de police et des unités "contrôle et répression", sous peine de radiation de leurs indemnités. Politique-fiction? En France, le gouvernement Villepin a déjà engagé certaines de ces réformes…

GLE / DATAS