ECONOMIE
La privatisation de la violence, un marché à 100 milliards
(Paris, 01/02/2006) Business en plein essor, ancré dans des paradis fiscaux comme Monaco ou la Suisse, le mercenariat compte plus de 1000 sociétés privées dans le monde. Principal client, les USA ne peuvent déjà plus s'en passer…

Gilles Labarthe / DATAS

Soldats démobilisés ou mercenaires, ils sont aujourd'hui employés par des «sociétés militaires privées» parfaitement légales. Leur domaine: la «violence légitime». Leurs champs d'action favoris: les anciens pays coloniaux truffés de richesses naturelles. Leurs principaux clients: les USA, l'Angleterre, la France et des compagnies pétrolières (British Petroleum, Shell, Total). Avec la fin de la guerre froide et les coupes dans le budget des armées nationales, le mercenariat a connu une rapide expansion. La recherche sur ce phénomène ne fait que débuter. Interview de Xavier Renou, chercheur en sciences politiques et auteur d'un livre récent (1) sur la question.

(DATAS:) Comment chiffrer le succès inquiétant des entreprises privées de mercenariat?
(Xavier Renou:)- Les spécialistes estiment à 100 milliards de dollars les bénéfices nets annuels. Le nombre d'entreprises actives dans le monde, avec les sociétés dites «de sécurité», les sociétés militaires privées et les services apparentés, devrait atteindre un millier. Une cinquantaine de ces Private Military Companies (PMC) sont actuellement présentes en Irak (20 000 à 40 000 hommes). Elles soutiennent l'effort de guerre américain, sécurisent des sites économiques et stratégiques importants. A lui seul, le gouvernement US aurait dépensé, entre 1994 et 2002, près de 300 milliards de dollars auprès de ces sociétés.

Votre ouvrage démonte l'argument usuel selon lequel le recours à des PMC serait «plus économique» que l'entretien d'armées nationales ou de forces de l'ONU...
- C'est un argument cynique, souvent développé dans les discours favorables au mercenariat, notamment par des universitaires anglo-saxons: l'armée coûte trop cher, surtout que les conflits n'existent pas tout le temps. Il faut «rentabiliser la guerre», avoir recours à des «temporaires», efficaces et bon marché. Ce genre de calcul évacue des dimensions importantes. Qui a payé la formation de ces soldats démobilisés? C'est l'Etat. Comment vérifier le coût réel des interventions? Les contrats passés avec gouvernements et multinationales sont souvent surfacturés. Le Governement Accountabilty Office des Etats-Unis a ainsi épinglé le géant de la logistique et construction militaire Kellog Brown & Root (4,3 milliards de dollars de contrats en 2003) pour le coût astronomique de ses activités en Irak, et tronçonné de 15% ses factures.

Vous insistez sur l'opacité de ce marché, ses liens avec les paradis fiscaux...
- Avec les surfacturations, le jeu de commissions et rétro-commissions est protégé par le secret défense ou le secret commercial. Le mercenariat est forcément lié aux paradis fiscaux et à l'économie criminelle dans son ensemble, ne serait-ce que pour l'achat illégal d'armement. Les clients, souvent des multinationales qui fuient l'impôt, cherchent aussi à se dissimuler. L'argent servant à diriger et payer les prestations transitera par des pays qui maintiennent le secret bancaire. Des PMC choisiront donc de s'établir en Suisse (comme Ronin Security Group, à Chiasso) ou Monaco (Es-ko International). I

(1) Xavier Renou, avec Philipe Chapleau, Wayne Madsen et François-Xavier Verschave: La privatisation de la violence. Mercenaires & sociétés militaires privées au service du marché. Editions Agone, 2006.