ANALYSE
Caricatures: «Un arbre qui cache la forêt»
(Paris, 18/02/2006) «La liberté de la presse ne s'use que quand on ne s'en sert pas.» La devise du Canard enchaîné n'a pas changé depuis 1915, année de sa création. Elle vaut pour les articles comme pour les dessins, qui égratignent chaque semaine la classe politique française, ses réseaux d'affairistes ou encore l'Eglise. Le célèbre hebdomadaire satirique a fait preuve de retenue dans le cadre des caricatures de Mahomet - contrairement à Charlie Hebdo. Retour sur des cas limites

Propos recueillis par Gilles Labarthe / DATAS

Son humour peut être féroce. Il a parfois ruiné des vies. On se souvient de l'affaire des diamants de Bokassa, qui a sans doute coûté à Giscard sa réélection en 1981. Depuis 90 ans, Le Canard enchaîné «donne du bec, dénonçant, en toute indépendance et liberté, les excès du pouvoir, les exactions, les sottises et les abus de tous ordres», explique-t-on dans l'entourage du journal. Pas, ou peu de méchanceté gratuite. C'est avec prudence que l'hebdomadaire traite les cas limites. Contrairement à d'autres médias français, la rédaction en chef n'a pas voulu publier les caricatures de Mahomet publiées dans la presse danoise, les jugeant «ni très amusantes ni surtout très originales». Questions à Jean-François Julliard, journaliste en charge des dossiers environnement, éducation, droits de l'homme et politique.

(DATAS:) Le Canard enchaîné a-t-il déjà été inquiété pour ses dessins et caricatures?
(Jean-François Julliard:) - Non, je ne crois pas. Dans l'ensemble, les articles sont souvent plus dangereux que les dessins. Ce sont les articles qui menacent les grands pouvoirs. Je suis heureux de travailler dans un journal qui compte quatorze dessinateurs, mais je pense que les informations portent un contenu plus subversif. Le Canard est surtout inquiété par les attaques pour diffamation ou préjudice commercial. Cela dit, nous avons gagné plus de procès que nous n'en avons perdu.

Le Canard est connu pour son influence sur la classe politique française. Pouvez-vous revenir sur le cas de Pierre Bérégovoy, qui s'est suicidé en 1993 après une série de révélations dans la presse?
- Sur l'affaire Pierre Bérégovoy, Le Canard a publié en tout trois ou quatre articles, pas beaucoup pour un premier ministre accusé de bénéficier de prêts d'argent sans intérêts. Les articles n'étaient ni haineux, ni à charge, et certainement pas une campagne pour pousser quelqu'un au suicide (comme l'ont dénoncé François Mitterrand et l'ancien ministre de la Défense, François Léotard, accusant ouvertement l'hebdomadaire et tenant la presse pour responsable, ndlr). Notre rédaction a entretenu des contacts réguliers avec lui.

Votre hebdomadaire est connu pour ses positions anticléricales. Avez-vous eu des retours sur des dessins croquant le pape, par exemple?
- Non plus. C'est une bonne chose que le dessin ne soit pas matière à scandale. Cela montre que la liberté d'esprit en Europe est encore assez satisfaisante. On se sent libre et parfois, en même temps, on regrette les amalgames qui sont faits entre islamophobie et racisme, tout comme entre critiques contre le gouvernement d'Israël et antisémitisme. La confusion est entretenue par des personnes qui veulent donner mauvaise conscience.

Un des dessinateurs du Canard, Pétillon, vient justement de sortir une bande dessinée intitulée «L'affaire du voile»... Il est connu pour son travail subtil, tout en finesse...
- En effet. Il avait déjà traité avec succès un sujet très sensible comme la Corse («L'enquête Corse», ndlr). Son livre a été très bien reçu sur place. Pétillon n'est pas quelqu'un qui jette de l'huile sur le feu...

Contrairement à «Charlie Hebdo», qui a aussitôt publié les caricatures de Mahomet en augmentant le tirage?
- Charlie Hebdo a voulu marquer le coup, en dénonçant la violence et les menaces qui s'exercent actuellement au Moyen-Orient (le journal satirique a en effet, publié en «une» un dessin de Mahomet, qui dit, l'air accablé: «C'est dur d'être aimé par des cons», ndlr)

Que pensez-vous du battage médiatique qui est fait sur ces caricatures de Mahomet?
- Je pense que c'est l'arbre qui cache la forêt. Il y a des aspects plus graves a traiter concernant les atteintes aux droits de l'homme, notamment dans les pays à régimes dictatoriaux. Cela fait des années que je travaille sur ces dossiers. Ces caricatures, ça évite de parler de la répression contre les mouvements démocratiques en Arabie saoudite, en Egypte ou en Tunisie, mais aussi en France, concernant la défense des libertés, la police ou la pratique de la torture. Il ne faut pas céder à l'emballement sur un sujet unique.