MONDE
Togo: intérêts économiques sous haute surveillance
Comment expliquer la violence de la répression armée qui s'abat sur le Togo au lendemain d'élections frauduleuses? Pour le nouveau régime militaire de Gnassingbé fils, intronisé "Président de la République" la semaine dernière avec la complicité d'alliés internationaux, il s'agit de conserver la main sur une multitude de trafics, qui font de ce minuscule Etat d'Afrique de l'Ouest une plaque tournante continentale. Témoignages

Gilles Labarthe / DATAS

(Paris, 13/05/2005) "Si Faure Gnassingbé devient président du Togo, les conducteurs de poids lourds qui effectuent le transit de marchandises vers le Burkina Faso devront savoir qu'ils roulent sur le corps des opposants togolais". Voilà en substance l'avertissement qui était lancé le 14 avril à Paris par Brigitte Améganvi, togolaise en exil. Dix jours avant les élections, cette responsable de l'Initiative 150 - coalition contre le coup d’Etat au Togo avait prédit un sombre avenir de son petit pays, devenu un couloir de transit de premier ordre pour l'import-export de la sous-région.
Après les 38 ans de régime militaire instauré dans la terreur par Gnassingbé Eyadéma, le Togo ne connaîtra pas d'élections démocratiques et transparentes tant que les hommes d'affaires et alliés internationaux du clan Gnassingbé s'activeront à assurer la continuité d'un pouvoir autoritaire. Qui dit pouvoir autoritaire, dit gestion privée et opaque des ressources nationales, corruption, et trafics. La situation est bien plus rentable pour certains investisseurs étrangers et réseaux mafieux implantés au pays, confirment de nombreux spécialistes.
Le Togo, minuscule Etat d'Afrique de l'Ouest, représente des enjeux économiques et stratégiques non négligeables. Il est connu pour ses filières de café, cacao, coton… - certes modestes, à l'échelle du pays. A cela s'ajoute l'exploitation du teck et des bois précieux - souvent illégale. Le sous-sol renferme d’importantes ressources minières déjà exploitées (phosphates) et un certain nombre de réserves stratégiques (pétrole , uranium, cuivre, tungstène …). Une partie de ces ressources naturelles ont été pillées depuis deux générations par la famille Gnassingbé et ses alliés, avec la complicité de relais occidentaux. Une autre a servi à alimenter les caisses de partis politiques français.
D'autres trafics moins connus sont également générateurs de devises. Pour Alex Yearsley, de l’ONG Global Witness, les sanctions imposées sur le trafic de « diamants de la guerre » ne doivent pas seulement concerner des pays comme le République Démocratique du Congo ou d'Angola. Les trafiquants ont recours à de nouveaux circuits pour écouler leurs stocks : «La Côte-d'Ivoire, qui n'exerce aucun contrôle sur les deux mines de diamants situées sur son territoire, et le Togo, qui les écoule en toute opacité ».
Comme l’ont signalé plusieurs rapports des organisations internationales ou de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCTRIS, organe français), le Togo demeure aussi un lieu charnière pour la contrebande, la prostitution, le trafic d’armes et de drogue impliquant directement « les milieux policier, militaire et politique ». Ce trafic dure depuis plus de quinze ans et implique entre autres d'anciens responsables des services secrets français comme Robert Montoya, promu "conseillers en matière de sécurité" de la famille Eyadéma.
Le Togo n'est pas qu'un petit pays isolé. Doté depuis longtemps d'un régime militaire, rongé par la corruption, ses dirigeants travaillent en étroite collaboration avec les pays voisins. Quand on sait que Gnassingbé père a passé près de 40 ans à verrouiller la plupart des commerces fructueux en plaçant à la tête des entreprises d'Etat et des différents ministères des togolais originaires comme lui de l'ethnie kabyé, du Nord du pays, on comprend mieux qu'une transition démocratique laissant la place à des dirigeants du Sud - ou à tout autre dirigeant soucieux de remettre de l'ordre dans la gestion des ressources nationales - serait une catastrophe pour les réseaux déjà en place.
On comprend aussi mieux l'implication de certains chefs d'Etats des pays voisins, venus plébisciter dès la première heure "leur" candidat à la présidence du Togo: Faure Gnassingbé. "Laurent Gbagbo ne lui a pas caché son soutien", remarque un opposant togolais vivant en exil en Belgique. Au Burkina Faso, Blaise Compaoré non plus. "Ces potentats (une bonne partie des chefs d'Etats d'Afrique de l'Ouest n'ont pas été démocratiquement élus, ndlr) craignent pour leur propre situation. Notre démocratie et notre liberté sont sacrifiées au profit de leurs intérêts personnels, économiques. Ils pensent que seul le régime de Faure Gnassingbé permettra de garantir la paix sociale au Togo, et donc, la poursuite du transit international par le territoire togolais", souligne Brigitte Améganvi.
Depuis des années, le régime militaire du clan Gnassingbé propose en effet au Togo un couloir d’acheminement très sécurisé pour les tonnes de marchandises à destination des pays enclavés (Mali, Burkina Faso, Niger…). Ceci à un moment où les navires évitent les rives peu sûres de l’Afrique occidentale. Au Togo, les activités commerciales liées aux transports profitent des conséquences de la crise en Côte d’Ivoire. De la Casamance jusqu’à la frontière du Ghana, du Nigeria jusqu’à la frontière camerounaise, la région est réputée « zone de circulation difficile, dangereuse ou impossible » en raison des tensions qui règnent dans la région, des risques pillage ou de racket . L'importance du port en eau profonde de Lomé, situation maritime unique en son genre sur toute la côte, est d’autant plus sensible que, dans le sens des exportations, Lomé offre un débouché pour le Niger, exportant « les produits pondéreux et stratégiques nigériens comme le minerai concentré d’uranium », indique une note du service commercial du gouvernement américain.
Une semaine seulement après les violences meurtrières qui ont suivi la proclamation des résultats du scrutin présidentiel du 24 avril, "les gros camions assurant le transport de marchandises entre les pays sahéliens et le Togo, notamment du port autonome de Lomé à destination de ces pays enclavés, ont en partie repris la route", rassure une dépêche d'agence internationale. Le mercredi 4 mai, Faure Gnassingbé a été intronisé ""Président de la République togolaise" au terme d'élections truquées, mais avec l'acquiescement tacite de la communauté internationale. "La boucle est bouclée, il n'y a plus rien à faire", résume une journaliste française de retour de Lomé. Alors? Les camions roulent. Tant pis pour la démocratie. Et tant pis pour la population togolaise?

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GNASSINGBE, PRESIDENT SANS ELECTEURS?
C'est désormais chose faite. Après une première tentative de coup d'Etat la nuit du 5 février 2005, Faure Gnassingbé a prêté serment au grand jour, mercredi 4 mai. Il vient d'être intronisé ""Président de la République togolaise" au terme d'élections pourtant contestées par une délégation européenne. Il succède ainsi à son père, le général Eyadéma - lui-même arrivé au pouvoir en 1967 à la faveur d'un coup d'Etat appuyé par la France. Qui s'inquiète aujourd'hui de ce qui se passe au Togo? Et qui ose encore parler d'élections transparentes et démocratiques en Afrique subsaharienne? Les seuls observateurs internationaux envoyés à Lomé avec pour mission de surveiller la préparation du scrutin du 24 avril dernier, des "experts" de la CEDEAO (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest), ont vite été dénigrés par la coalition des six partis d'opposition togolais, qui les ont accusés de fermer les yeux sur la mascarade électorale en cours. Les autres organisations internationales (Union africaine, Nations unies et Union européenne) ont préféré n'envoyer personne, sous prétexte que le délai fixé par le calendrier pour mettre en place les élections présidentielles (60 jours) était trop court. Cela fait pourtant plus de deux mois que ces mêmes organisations sont quotidiennement alertées de la périlleuse transition politique et des risques d'implosion qui menacent le Togo depuis le 5 février, dès l'annonce de la mort du dictateur Eyadéma. "Nous refusons que l'on assimile la situation au Togo à une banale situation d'élections présidentielles. C'est au contraire une situation exceptionnelle dans le monde: enfin des élections au Togo, après 38 années de régime militaire! Il aurait fallu un traitement exceptionnel", martelait encore le 14 avril à Paris - soit dix jours avant le scrutin - Pascal Agboyibor, porte-parole de l'Initiative 150, coalition contre le coup d’Etat au Togo. Les messages d'alerte continuellement diffusés par l'opposition togolaise, unifiée derrière la candidature d'Emmanuel Akitani Bob, n'ont pas suffi. Les multiples communiqués et conférences de presse organisées ces dernières semaines en France, en Belgique, en Allemagne, au Canada ou aux Etats-Unis par l'importante diaspora togolaise - un habitant sur 10 a été contraint à l'exil pour fuir la dictature du régime Eyadéma, qui a mené le pays à la sinistrose économique - , non plus. Après deux générations de régime militaire autorisant toutes les exactions et tous les pillages, les Togolais se réveillent aujourd'hui avec un nouveau dirigeant: le fils de celui qui les a opprimé pendant presque 40 ans. Ce fils-là, ennemi du peuple togolais pour avoir porté atteinte à la sécurité du pays et violé la Constitution en tentant un coup d'Etat trois mois plus tôt, est maintenant officiellement reconnu par la majorité des diplomates occidentaux en poste à Lomé. Il s'est déclaré "président de la République du Togo". Cette présidence usurpée au peuple togolais s'annonce mal: menée au pas de charge, sa campagne présidentielle a fait plusieurs centaines de morts, des milliers de blessés, dans les rangs de l'opposition comme dans celui de simples citoyens. Ces deux dernières semaines, plus de 22'000 Togolais et Togolaises se sont réfugiés au Bénin ou au Ghana voisin pour fuir la terrible répression des forces armées, à l'œuvre au Nord comme au Sud. A l'attention de l'Occident, Faure Gnassingbé cherche à se donner une image de leader africain modéré. Dans le même temps, il fait massacrer ou fuir ses compatriotes. Qui l'a élu?

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COURTS-CIRCUITS DANS LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES
Au Togo, les intérêts économiques privés passent avant la démocratie. On le sait depuis 1967, l'année qui a vu le général Etienne Gnassingbé Eyadéma arriver au pouvoir après un coup d'Etat, soutenu par les services secrets français. A la mort du despote, le 5 février 2005, après 38 ans d'un régime militaire qui a autorisé tous les pilages et mené le pays à la ruine, Togolais et Togolaises aspiraient au changement. Ils avaient en mémoire les élections truquées - et dénoncées par l'Union européenne - de 1993 et1998. En 2003, ils avaient en tête le message précipité de Jacques Chirac, qui avait cru bon de féliciter, avant même la proclamation officielle des résultats, son "ami personnel" Gnassingbé Eyadéma d'avoir remporté les élections. Lorsque Eyadéma a enfin disparu, le 5 février dernier, Togolaises et Togolais ont été estomaqués d'entendre le même Jacques Chirac regretter la perte d'un "ami de la France". La mascarade d'élections (bourrage des urnes, fausses cartes d'électeurs, etc;) qui vient de se dérouler dans le sang le 24 avril confirme que, sur le terrain des relations franco-togolaises, rien n'a évolué. Et que, malheureusement, le pire reste sans doute à venir. Le bilan exact de la répression militaire contre les opposants, en premier lieu. Les représailles de Togolais exacerbés contre des ressortissants français et intérêts étrangers à Lomé, ensuite. C'est une évidence: sans complicité ni soutien de l'étranger, le régime d'Eyadéma, détesté dans son pays, n'aurait pas survécu. Aujourd'hui, celui que prépare son fils, courtisé par certains mais également détesté par une majorité de Togolais, ne promet rien de plus engageant en matière de démocratie ou de respect des droits fondamentaux. "Le problème majeur que je vois aujourd'hui pour les pays d'Afrique, c'est cette espèce de parrainage qui permet aux dictateurs de perdurer. Les réseaux travaillent en douce, mais sont très efficaces sur le terrain", témoigne Antoine Bangui, ancien candidat à l'élection présidentielle au Tchad. Il faut l'admettre: en ce qui concerne le Togo, les organisations internationales étaient bien informées de la gravité des événements. Elles se sont contentés du service minimum. "L'Elysée a fait pression sur la CEDEAO, ce "syndicat de chefs d'Etats africains" (censé superviser les élections de 2005, ndlr), pour que l'organisation ne compromette pas l'accession de Faure Gnassingbé à la présidence", dénonce le chercheur Comi Toulabor. Les manœuvres de l'Elysée semblent aussi efficaces pour bloquer toute intrusion de l'Union européenne. "J'ai bien tenté d'évoquer la crise au Togo devant la Commission européenne, explique à Bruxelles Pierre Galland, sénateur belge. On m'a répondu : "Le Togo, c'est l'affaire de la France". Sur un autre niveau, à Paris, les comités de la diaspora togolaise, des associations d'aide au développement et quelques rares parlementaires - comme l'écologiste Noël Mamère - espèrent que l'Elysée fournira un jour des explications sur les accords de coopération militaire et les liens peu clairs qui unissent en particulier le clan Eyadéma à des agents de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) ou du Ministère de la Défense française. Mamère s'interroge sur le rôle du lieutenant-colonel Benoît, responsable de la DGSE à l'ambassade de France à Lomé. N'a-t-on pas remarqué aussi, ces dernières semaines, la présence à Lomé de Jean-Luc Mano, conseiller en communication de Michèle Alliot-Marie, mais aussi conseiller privé pour la campagne présidentielle de Faure Gnassingbé?


1. Site Internet: www.initiative150.org
2. Un premier contrat pétrolier a été signé en mai 2002 par le groupe américain Hunt Oil International Overseas pour l’exploration de l’offshore togolais, « prometteur » selon des études menées par la société norvégienne PGS.
3. Article de Thomas Hofnung, « Le trafic des «diamants de la guerre» pénalise plusieurs pays africains », Libération, 22/07/2004.
4. « Le système mis en place prévoit désormais une solide escorte, composée de militaires, de douaniers et de policiers, jusqu’à Cenkassé, point de passage de la plupart des chargements », selon un supplément promotionnel de Jeune Afrique l’Intelligent, n°2110, 06/2001.
5. Cf. l’article de Colette Braeckman, « L’Afrique de l’Ouest sous tension : la grande fatigue des Ivoiriens », Le Monde diplomatique, 09/2004, pages 18-19.