ENQUÊTES
EuroMALE: un ciel européen bientôt couvert par les drones
(Paris, 31/03/2006) "Les drones ont un avenir militaire, civil et industriel immense". Tel est le constat d'une récente mission d'information du Sénat français, qui s'inquiète du retard européen. Seuls Israël et les Etats-Unis disposent d'une maîtrise complète de ce domaine. Avec divers projets comme "EuroMale" ou "Neuron", le Vieux continent engage des crédits massifs pour développer les drones de surveillance, mais aussi de combat. La Suisse participe activement

Gilles Labarthe / DATAS

Drone. Engin volant, commandé à distance et sans pilote, capable d'accomplir des tâches "trois D" : "dull, dirty & dangerous", selon la définition d'un officiel américain. Autrement dit, toutes les opérations "ennuyeuses, sales et dangereuses" pour lesquelles l'armée de l'air hésite à envoyer des hommes dans le ciel. Dernier né des joujoux de guerre, son spectre d'utilisation est large: des vols de routine (surveillance d'un espace aérien déterminé) jusqu'aux missions d'assassinat télécommandées. Une des dernières interventions du genre à avoir fait parler d'elle au niveau international: le 13 janvier 2006, des missiles Hellfire tirés depuis un drone américain Predator ont raté leur cible. L'opération visait trois maisons de Damadola, village pakistanais situé proche de la frontière afghane - repaire présumé d'Ayman al Zawahiri, haut responsable d’Al-Qaïda. Les missiles ont fait une quinzaine de morts parmi la population civile.

Amnesty International a aussitôt dénoncé cet acte attribué à la CIA, le qualifiant "d'exécution extrajudiciare", rigoureusement prohibée par le droit international. L'organisation de défense des droits de l'homme a aussi fait part de son inquiétude face à l'utilisation de plus en plus intensive de ces appareils téléguidés à des fins militaires. Les drones avaient déjà prouvé leur redoutable efficacité en cas de conflit en 1990, lors de la guerre du Golfe. Les USA les ont aussi employés pour attaquer de l'Afghanistan en octobre 2001, puis envahir l'Irak en mars 2003... Si les drones d'observation ou tactiques sont utilisés par plusieurs pays depuis bientôt quinze ans, seuls les Etats-Unis et Israël possèdent aujourd'hui une maîtrise technologique complète en matière de drones de combat et de longue portée - construction de plateformes, adaptation de la charge utile transportée, liaisons satellite avec la station.

Conscient du retard européen dans ce domaine, la Sénat français a ainsi voté une "Mission d'information sur les drones". Son rapport final (1) vient d'être publié début mars. "Les drones ont un avenir militaire, civil et industriel immense", souligne l'introduction. Et la France, troisième pays producteur d'armement au niveau mondial, entend se tailler une place de leader dans ce nouveau secteur en pleine expansion. En parcourant le rapport - un des rares documents publics qui permette de faire le point sur la situation européenne - on s'aperçoit que les sénateurs passent rapidement sur les applications civiles des drones aériens (voir l'article ci-dessous) pour se concentrer sur " la priorité actuelle": celle qui "porte sur le recours aux drones militaires, qui ont vocation à être utilisés lors d'opération extérieures, hors du territoire national".

Cette dernière a en effet retenu toute l'attention des deux rapporteurs de la Commission des affaires étrangères et de la Défense, Mme Maryse Bergé-Lavigne (Soc - Haute-Garonne) et M. Philippe Nogrix (UC-UDF, Île-et-Vilaine). Tous deux rappellent la nécessité de projets de coopération européenne, "du fait de l'ampleur des crédits à mobiliser pour les réaliser". Sur le Vieux continent, seule une poignée de pays participe aujourd'hui activement à ces programmes d'équipement militaire - dont la Suisse, plusieurs fois mentionnée pour son expertise technologique dans la construction et la revente de drones à double application civile et militaire en Europe, avec la collaboration d'Israël (lire l'article ci-après).

Sous le titre "Les drones de combat : un concept séduisant, pour un emploi qui reste à définir", le chapitre III du rapport mentionne un projet d'avant-garde: la construction du premier drone de combat non américain, baptisé "Neuron". Son développement a été confié à un groupe d'industriels européens, sous la responsabilité du constructeur français Dassault. "La société Dassault a depuis recueilli les engagements fermes, assortis de contributions financières, des cinq pays européens suivants : Italie, Grèce, Espagne, Suède et Suisse", informent les sénateurs. Les entreprises d'armement associées: SAAB (Suède), HAI (Italie), EADS Casa (Espagne), Ruag (Suisse), et Alenia (Italie). Le coût total du projet est estimé à 405 millions d'euros. Le Neuron "ne devrait pas dépasser les 25 millions d'euros" l'unité, pour des dimensions comparables à celles d'un Mirage 2000. Il serait équipé d'un désignateur laser pour diriger des missiles à tête nucléaire. Son premier vol expérimental devrait intervenir en 2011.

Le rapport insiste aussi sur l'importance stratégique du projet EuroMALE (MALE pour Moyenne Altitude Longue Endurance), qui "vise à doter l'Europe d'un équipement de la qualité du Predator américain" (Predator A, fabriqué par le constructeur américain General Atomics depuis 1993, pour un coût unitaire par système de 30 millions de dollars), qui a des missions d'observation, mais peut aussi être armé. Les engins à construire devraient disposer d'une autonomie de 25 heures, pour un rayon d'action de 1'000 km. Un premier vol expérimental serait prévu en France pour 2007. Reste à surmonter un obstacle financier: " La configuration de référence du programme EuroMALE le situe dans la classe des deux milliards d'euros", informe le rapport. La France peine encore à trouver des partenaires.

Autre obstacle, dont on n'a pas encore mesuré toutes les implications: "L'utilisation croissante des drones va poser un problème de respect des règles de gestion de l'espace aérien et de circulation aérienne". Or, "aujourd'hui, aucune réglementation sur la certification et sur la circulation aérienne des drones n'existe au niveau international". Le ciel européen risque en effet de se retrouver bien encombré : "la principale difficulté suscitée en la matière par les drones est qu'ils ne disposent pas encore d'équipement technique certifié permettant de remplacer l'oeil du pilote pour appliquer la règle "voir et éviter " ". Il se trouve que les règles de sécurité dans la circulation aérienne sont précisément basées sur cette ultime capacité humaine…

Gilles Labarthe / DATAS

(1) Le rapport est disponible sur Internet à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r05-215/r05-215.html


(encadré 1)
La Suisse "enthousiaste" pour le "Neuron"
L'enthousiasme de représentants suisses pour le projet Neuron avait déjà été signalé devant l'Assemblée interparlementaire européenne de sécurité et de défense, en novembre 2004. Mais quelle est aujourd'hui la participation exacte de la Suisse dans les programmes de drones de combats européens? A Paris, le département de la Défense précise que la Suisse a rejoint le projet européen Neuron en août 2005. "RUAG (Suisse) prend en charge les essais de soufflerie et les interfaces entre la plate-forme et les armements", informe de son côté le groupe français Dassault. A Berne, plusieurs députés ont demandé ces derniers mois des explications sur les implications de la Confédération helvétique et en particulier de l'entreprise d'Etat Ruag (en l'occurrence, la branche RUAG Aerospace, connue pour sa production et maintenance des drones de reconnaissance ADS 95 Ranger) dans ce nouveau programme d'armement. Paul Günter a ainsi cherché à connaître le montant du soutien financier de la Confédération accordé, notamment par l'intermédiaire des crédits de recherche Armasuisse (organe du Département fédéral de la défense, DDPS). Réponse du Conseil fédéral: "Le domaine Sciences et technologies d'Armasuisse participe, dans le cadre du plan de recherche s'étendant sur plusieurs années, à certaines parties de ce projet à raison de 6 millions de francs". Concernant l'apport de RUAG, "'l'étendue de la participation est soumise au secret d'affaires justifié de la RUAG Aerospace et n'est pas divulgué à des tiers". Le député Josef Lang a lui aussi exigé des éclaircissements de la part du Conseil fédéral, notamment sur le principe de neutralité. "Pourquoi n'a-t-il pas encore informé le Parlement et la population du fait que la Suisse participe à la fabrication de drones, notamment de drones d'attaque? Est-il prêt à présenter les contrats correspondants au Parlement ou, à tout le moins, aux Commissions de la politique de sécurité?" Les réponses ont été pour le moins évasives. Elles n'ont pas mentionné un second programme européen concurrent du Neuron, mené sous la direction du groupe d'aérospatiale et de défense EADS, qui bénéficie lui aussi de la participation de la Suisse: selon l'hebdomadaire britannique de référence "Jane's Defense", la Confédération financerait avec l'Allemagne et l'Espagne un programme hautement confidentiel baptisé "Barracuda", du nom d'un prototype de drone de combat calqué sur le Predator américain. Le budget est tenu secret. Contacté au siège de RUAG Aerospace, le chargé de communication Andreas Biel ne nous fournira aucun chiffre, même approximatif, sur les montants avancés par son groupe. Il confirme cependant que RUAG participe en effet simultanément, "sur des aspects techniques", aux deux projets de drones de combat.

Si la construction de drones militaires européens représente bel et bien un marché juteux, évalué en milliards d'euros rien que pour la recherche, la part des entreprises semi-publiques ou privées est difficile à évaluer. Quels sont les investissements suisses actuellement consentis? "Nous n'avons pas de sources d'information sur les choses militaires, regrette René Wysmüller, responsable à l'Office suisse d'expansion commerciale (OSEC/ Business Network Switzerland). La transparence n'est pas la même en ce qui concerne l'armement". Des drones à la place des avions, c'est pourtant la perspective qui séduit Armasuisse. "Nous avons bien l'intention de poursuivre sur cette voie", nous confirme également Didier Vallon, porte-parole des Forces aériennes suisses.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré)
Le Ranger, une fabrication israélo-suisse
Autonomie de 5 heures de vol, rayon d'action de 150 kilomètres, capacité d'atterrissage sur une distance de 100 mètres, 45 kg de charge embarquée… le drone Rangers, de fabrication israélo-suisse, est devenu une référence en Europe. Les experts lui attribuent un cycle de vie d'environ 1000 décollages, ou 1000 heures de vol, sur une durée de 20 ans. L'armée suisse disposerait d'une trentaine de ces appareils de dimension très modeste, commandés en 1995. Que faire pour " rentabiliser la marchandise", en attendant d'éventuelles applications militaires des engins? Dirigés par les forces aériennes, des drones Ranger peuvent servir à la prévention d'incendies. Depuis janvier 2006, des drones de l'armée suisse surveillent la frontière, soutenant le Corps des gardes-frontière "dans sa lutte contre l'immigration illégale, la contrebande et la criminalité, informe Philippe Zahno, porte-parole du Département fédéral de la défense (DDPS). Ajoutons à cela la surveillance lors de manifestations (comme en juin 2003, lors du sommet du G8 à Evian, sous commandement militaire), mais aussi au repérage de "comportements suspects". Une observation qui risque de se transformer en atteinte aux droits des citoyens. "L'engagement de moyens militaires pour des tâches civiles est de plus en plus courant", dénonce à Genève le Groupement pour une Suisse sans armée - GSSA: "le drone ADS-95 Ranger a été développé conjointement par la firme Oerlikon-Contraves, la RUAG (entreprise d'armement de la Confédération) et les firmes israéliennes Israel Aircraft Industries (IAI) et Tadiran. Si ce modèle est inoffensif et peut intervenir comme aide dans la lutte contre les incendies de forêts, ce n'est pas le cas de tous les modèles d'IAI, qui ont pu peut-être bénéficier de cette collaboration technologique Suisse-Israël. D'autres modèles peuvent être armés et ont été utilisés pour la liquidation de nombreux chefs palestiniens". La Confédération vend ses appareils à double usage civil et militaire à l'étranger: elle a par exemple encadré une livraison de cinq drones Rangers aux forces de défense finlandaises, en 2002. Qu'en est-il pour les régions en conflit? Sur tous ces points, le débat parlementaire ne fait que commencer.

Gilles Labarthe / DATAS