ENQUÊTES
Les biocarburants: une solution d'avenir, si Total le veut bien
(Paris, 24/04/2006) L'Assemblée nationale française a livré son dernier rapport d'information sur la politique européenne de l'énergie. Face à la flambée du pétrole, les biocarburants - biodiesel, éthanol, huile végétale pure - représentent de bons substituts partiels ou complets aux hydrocarbures. L'objectif de la Commission européenne est de porter leur part à plus de 20 % de la consommation d'ici à 2020. En France, un député UDF accuse Total de freiner le mouvement. Retour sur des blocages persistants

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"Comment concilier demande de carburant et produits respectueux de l'environnement? Premier raffineur en Europe, Total a été la première société pétrolière à produire et à commercialiser des biocarburants et demeure le principal distributeur mondial de gazole contenant de l'ester de colza". La publicité s'étale en couleurs dans un des derniers numéros de Libération. Puis, sur une pleine page du Dauphiné Libéré. Image du haut: un complexe pétrochimique vu de nuit. Image du bas: une abeille butinant un joli champ de fleurs jaunes, baigné de lumière. Une pub qui tombe à point nommé pour faire oublier des réalités moins reluisantes: en France, le même groupe Total s'est récemment fait accuser d'avoir freiné pendant quinze ans la recherche et le développement en matière de "carburants verts".
La salve est partie le 24 janvier 2006 devant l'Assemblée nationale: le député UDF Charles de Courson et plusieurs de ses collègues demandent "la création d'une commission d'enquête visant à étudier les blocages à la mise en place d'une politique ambitieuse d'utilisation des biocarburants". Demande aussitôt refusée par la majorité UMP (parti présidentiel), malgré un dossier à charge contre Total, selon les initiateurs. En attendant que les politiciens français se penchent un jour sur la question, les résultats sont là: en ce qui concerne la production de substituts partiels ou complets aux hydrocarbures, l'Hexagone se retrouve très loin derrière l'Allemagne, premier producteur européen de biocarburants, avec 1,1 millions de tonnes par an.
La France était bien partie. "Pendant près d'une quinzaine d'années, elle s'est posée en précurseur, lançant la production de diester et d'éthanol en Europe", rappelle le député UDF Hervé Morin. En 2005 encore, les taux d'incorporation étaient minimes: 0,93 % pour le gazole, seulement 0,58 % pour les essences, soit bien en-dessous de ce qui était prévu par le gouvernement.
La filière des biocarburants constitue un terrain exemplaire de l'affrontement des conflits d'intérêts. C'est tellement vrai que la gouvernement Villepin a dû réunir, encore en novembre 2005, une " table ronde " associant les acteurs du monde agricole, du secteur pétrolier, constructeurs automobiles pour "fixer quelques règles du jeu".
A l'origine des querelles: la dissension entre partisans de la filière biodiesel (ou "diester", produit à partir d'huile végétale de colza, parfois de tournesol) et partisans du remplacement pur et simple de l'essence classique par de l'éthanol, issu de la fermentation de sucre (betterave) ou d'amidon (blé, maïs).
Or, depuis quinze ans, c'est la filière biodiesel - dont le groupe Total et les constructeurs automobiles comme Peugeot se font aujourd'hui les champions - qui a été privilégiée en France: la pays en a produit 357'000 tonnes en 2003, contre seulement 77'000 tonnes d'éthanol, qui constitue l'autre filière des biocarburants, très prisée par les agriculteurs.
L'éthanol a pourtant fait ses preuves. Au Brésil, sept nouvelles voitures sur dix roulent à l'éthanol, produit à partir des champs de canne à sucre. En Suède, le gouvernement a favorisé l'introduction de voitures à moteur flex-fuel (ou polycarburants), adaptées pour rouler soit à l'essence, soit au carburant E85, mélange qui contient 85% d'éthanol, 15% d'essence.
" Alors, pourquoi le flex-fuel n'est-il toujours pas autorisé en France? La vraie stratégie de Total, c'est le freinage !", s'offusque Charles de Courson, qui dénonce pêle-mêle les complicités entre constructeurs automobiles français, chercheurs, fonctionnaires du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie et hommes politiques.
Sur le dossier éthanol, tout coïncide en effet: il a fallu par exemple attendre 2004 pour que la France adopte enfin quelques timides mesures de défiscalisation pour encourager sa production et à sa consommation - mesures qui étaient depuis longtemps garanties pour le diester… Autre point de litige: les taux d'incorporation. "L'incorporation d'éthanol dans l'essence est possible, jusqu'à 5% en volume sans modification des moteurs", informe à Paris le Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie. Pourquoi 5% et pas 20, 30 ou 85%, comme cela se pratique déjà dans les pays voisins? Le groupe pétrolier français prétend qu'il ne peut produire des essences avec une volatilité suffisamment basse pour pouvoir y incorporer directement de l'éthanol. "Faux! ", dénoncent des députés de l'opposition. "Des bases d'essence adaptées existent en Europe, mais elles ont dû être importées pour effectuer des expériences d'incorporation dans des stations-service en France, car les raffineurs français refusent curieusement de les commercialiser", remarque Stéphane Demilly, rapporteur de la Commission des affaires économiques à l'Assemblée nationale. "Importées, parce Total a évacué du marché français les bases éthanolables", nous précise le député Charles de Courson, qui nous parle d'exportations furtives vers les Etats-Unis. La filiale biocarburants du groupe Leclerc doit effectuer des importations d'Autriche ! ". Qui se chargera aujourd'hui de vérifier la validité des arguments techniques avancés par Total, qui font obstacle à une plus grande incorporation des bioéthanols? La Commission européenne, soumise aux pressions des lobbies des géants pétrochimiques? Vu le peu de résultat qu'elle a obtenu jusqu'ici pour promouvoir des énergies vertes (lire encadré), on peut en douter.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
L'Union européenne, en panne de volonté
Face à la flambée du pétrole, les biocarburants représentent des substituts partiels ou complets aux hydrocarbures. L'éthanol est utilisé en additif à l'essence, parfois en substitut. Le biodiesel peut être utilisé en mélange dans le gazole, ou consommé pur comme en Allemagne. L'objectif de la Commission européenne est désormais de porter la part des biocarburants à plus de 20 % de la consommation d'ici à 2020. Un vœux pieux? Depuis la publication, en 1997, du Livre blanc " Energie pour l'avenir : les sources d'énergie renouvelables ", l'Union européenne s'était déjà donné pour objectif de porter à 12 % d'ici 2010 la part de l'énergie produite à partir de sources renouvelables. Pour atteindre cet objectif, l'UE comptait sur plusieurs directives. Mais, tant que ses objectifs ne resteront qu'indicatifs, "ils auront bien du mal à être atteints à l'échéance fixée", reconnaît le dernier rapport d'information français sur la politique européenne de l'énergie. Comme le conclut le rapport, sous la rubrique "blocages opposés aux initiatives communautaires": "Dans tous les cas précédemment cités où la Commission a cherché à étendre le champ de ses compétences énergétiques, les Etats membres sont parvenus à restreindre les ambitions de cette dernière et à vider largement les propositions de leur substance (…) toutes les tentatives pour fixer des objectifs contraignants ont échoué et les objectifs énergétiques demeurent donc facultatifs".

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré)
Contre les alternatives, un blocage Total?
Question préservation de la nature et dans l'état actuel des connaissances, soyons clairs: aucun des biocarburants n'est la panacée, loin de là. L'industrie nécessaire en amont de leur production est excessivement polluante. Pour faire du biodiesel, le rendement à l'hectare des cultures de colza est bien trop faible. Si la production augmentait, il faudrait déverser des tonnes d'engrais chimiques, mobiliser des surfaces de champs immenses... Beaucoup de spécialistes avertissent même qu'à moyen terme, le biodiesel se retrouvera dans une impasse. Mais pour l'heure, en France, c'est la solution de l'éthanol - aussi gourmande en termes de rapport carburant/surface cultivée - qui est bouchée.
Pour le socialiste Pierre Forgues, "les vrais responsables des blocages actuels sont les grandes entreprises, qui disposent de la maîtrise d'ouvrage des usines dans lesquelles du bioéthanol pourrait être produit. Elles ne veulent pas consentir aux investissements nécessaires pour démarrer une production à grande échelle de bioéthanol en raison des coûts que cela représenterait. Les responsables se heurtent donc à un problème de filière".
Parant aux critiques, une porte-parole du groupe Total (12 milliards d'euros de bénéfices en 2004) invoque à Paris un "problème de marché". "Total est dans les biocarburants depuis 13 ans, poursuit Christine de Champeaux. Nous sommes ouverts à l'E85 et nous avons d'ailleurs des expériences dans ce domaine, qui seront réalisées avant la fin de l'année. Nous nous intéressons aussi aux biocarburants dits " de seconde génération " (qui visent à recycler la totalité de la biomasse par hectare, ndlr). Total suit de près un procédé mis au point par la société finlandaise Neste, recyclant aussi bien les huiles végétales que les graisses animales et exploitant la cellulose et la lignine, majoritairement issue de l'exploitation forestière mais aussi des déchets agricoles".
Autre alternative que les firmes pétrolières n'apprécient guère: l'usage de l'huile végétale pure (HVP), carburant qui peut être un produit de substitution complet. Le HVP comporte de nombreux avantages: il possède un excellent rendement énergétique, il est neutre en matière d'émissions de gaz à effet de serre, il a déjà été adopté: 3'000 véhicules carburent déjà au HVP en Allemagne. Mieux: il peut même être élaboré directement, et de manière artisanale, sur le site des exploitations agricoles, sans passer par un processus de transformation industriel… c'est précisément ce qui fâche les géants du secteur de l'énergie.
En France, l'utilisation de l'HVP comme carburant a longtemps été interdite, même pour les engins agricoles. "Et pour les voitures, c'est à vos risques et périls: si vous adaptez votre moteur au HVP, les constructeurs automobiles vous retireront la garantie du véhicule…", note un intéressé. Encore en janvier 2006, "un communiqué du Comité des Constructeurs Français d'Automobiles (CCFA) a rappelé son opposition à l'utilisation des HVP dans les moteurs diesel", rappelle à Paris Maxence Layet, du centre d'études Novethic.

Gilles Labarthe / DATAS