ANALYSE
Yémen : des femmes poétesses derrière le voile
Ibtissam, Houda, Nabila... Notre regard ne veut souvent voir d'elles qu'un long voile noir. Pourtant, ces femmes sont aussi des poétesses reconnues. Si la poésie représente depuis longtemps un mode d'engagement populaire au Yémen, la place des femmes sur la scène littéraire s'est énormément développée depuis une dizaine d'années. Elles sont publiées dans les journaux quotidiens et se réunissent régulièrement pour des après-midi de lecture qui se transforment en débats virulents. Leurs poèmes mêlent des influences culturelles très diverses, parlent de la société, de politique, de sexualité avec beaucoup d'audace et de sens critique. Portraits croisés

Ségolène Samouiller / DATAS

Nabila commence à lire. Une voix grave, douloureuse. Son dernier recueil de poèmes, intitulé " Déclinaison de l'absent ", vient de paraître à Sanaa et le monde littéraire l’a déjà accueilli avec les honneurs. Mais ce jour-là, on est entre femmes, dans les deux pièces où vivent l’auteure et sa fille, au fond de l’impasse en terre d’un vieux quartier de la capitale. Une vingtaine d’habituées se serrent sur les coussins qui longent les murs du mafraj (pièce à vivre, dormir, manger dans les maisons yéménites). Elles se retrouvent là régulièrement pour un après-midi typiquement yéménite : des femmes qui parlent et qui s’emballent en parlant des hommes, de politique ou de littérature… Aujourd’hui, aucun bruit. Le thé au lait refroidit dans les verres pendant que Nabila lit ses poèmes :

(…) Je suis une femme poète qui traîne, sur les charrettes des mots,
ses moissons
et ses années de vaches maigres (…)
(Les églises sont endormies *)

Nabila est l’une des pionnières de la littérature féminine au Yémen. Elles sont quelques-unes à avoir creusé le sillon au cours des années 1970-80, dans un paysage presque exclusivement masculin : Fatima al-Ashabi, Ramzya al-Iryani, Nabila al-Zubayr… Depuis une dizaine d'années, cette littérature féminine s’affirme. " Elle s'est considérablement développée, tant en quantité qu'en qualité dans les années 1990, constate la poétesse Ibtissam al-Muttawakel. Il devient difficile de l’ignorer ou de l’enfermer dans le registre de la condescendance ". Ce que les hommes ont parfois tendance à faire… Leur soutien a pourtant été essentiel. Il a permis aux poétesses d’intégrer pleinement la scène littéraire et d’endosser ce rôle de critique social réservé jusqu’alors à une élite masculine.

La poésie, espace de liberté
Condition des femmes, problèmes de société, sexualité : la poésie permet aujourd’hui aux femmes de s’exprimer sur tous les sujets, sans tabous. "Il a fallu que se développe la scolarisation dans les années 1970 pour que les femmes remettent en cause le rôle dans lequel la société les cantonnait, note Ibtissam al-Omaissi, qui poursuit une thèse sur la littérature yéménite. La poésie est la voie qu’elles ont privilégiée dans ce mouvement d’émancipation car c’est un moyen de contestation traditionnel au Yémen, et le seul qui était acceptable par la société”.

La frontière reste fragile entre parole poétique légitime et liberté de ton. Pour Houda Ayoub, professeure d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, une chose caractérise encore les poèmes des femmes: le langage crypté qu'elles utilisent pour masquer la violence et la crudité de leurs propos. “ Dire, dénoncer, disséquer la société, c’est en quelque sorte se dévoiler, se mettre à nu dans une société où l’intimité de la femme est cachée. Cet exercice reste difficile. Les femmes utilisent donc un langage très travaillé pour masquer leur propos et en atténuer l’audace”. Huda al-Attâs évoque ainsi l’absence de plaisir féminin dû à l’excision :

(…) Alors, elle lui ouvre un chemin vers son corps. Il prend place sur son tapis et s'imagine qu'elle l'emmène loin, très loin. A son retour, il lui demande ce qu'elle a pensé du voyage. Elle ne sait que répondre... Son visage s'assombrit. Elle l'entend jurer et crier un peu (…) (Meurtrissures*).

Une poésie féministe ?
Les thèmes de la marginalisation du plaisir féminin, du poids des normes culturelles, du pouvoir des hommes reviennent souvent sous la plume des femmes. La poésie serait-elle féministe ? Fâtima al-Ashabi se fait ainsi porte- parole des femmes dans ces vers :

Depuis des centaines de siècles je porte sur mon dos
le poids de ma servitude et je traîne derrière moi les années (…)
Où sont ces rêves ? où ont-ils disparu ?
où est ma vérité ? où est mon âme ?
Mille remparts et pour un rempart qui s'écroule
un autre apparaît qui limite mes forces
(Le ciel meurt-il*)

Plutôt que de féminisme, Houda Ayoud préfère parler de modernité. “ Ce que ces femmes expriment avant tout par leurs vers, c’est un ancrage dans leur époque. Elles ne se conforment pas à des modèles traditionnels ou occidentaux du rôle de la femme mais inventent leur devenir, ce qui représente une attitude très moderne. Elles veulent être en même temps des mères, des amantes, des poétesses mais elle ne sont pas pour autant engagées collectivement dans une lutte pour la défense des femmes”.

Leur rôle dans le mouvement d’émancipation est peut-être plus subtil. L’élite intellectuelle féminine reste un tout petit monde à Sanaa. Ces femmes sont sociologues, enseignantes, engagées dans des activités humanitaires ou sociales. " Chacune se nourrit de l’expérience des autres, confie Antelak, qui participe à leurs réunions. Les poétesses s’en inspirent, et leurs mots sont lus en-dehors de ces cercles de femmes". Leur statut de poétesses, consécration suprême au Yémen, leur permet de relayer des idées et de nourrir le débat sur le statut des femmes. Dans cette voie poétique légitime peuvent ensuite s’engouffrer d’autres voix, sur le terrain politique ou social notamment.

L’image d’un autre Yémen
Mais si la poésie devait avoir un rôle, ce n’est pas seulement celui de participer à l’émancipation des femmes. Pour Ibtissam al-Muttawakel, " la qualité de la production littéraire et sa reconnaissance internationale permettront également de donner un jour une autre image du Yémen à l’étranger ". Parce que dans tous ces poèmes, il y a la liberté de ton, la fierté d’être yéménite et la modernité de ces femmes, dont l’apparence voilée cristallise encore tous nos a priori.

Ségolène Samouiller / DATAS

* Les adaptations françaises sont celles de l’Atelier de traduction de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, sous la direction de Houda Ayoub. Elles sont disponibles en français dans Les Chroniques Yéménites du Centre Français d'Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, http://cy.revues.org

(encadré 1)
Le Yémen, ou la fierté d’être poète
Au Yémen, on dit que même le Président Ali Abdullah Saleh se vante d’écrire des vers… Ultime consécration lorsque l’on veut “ devenir quelqu’un ”, la poésie reste la grande fierté des Yéménites. Déclaration d’amour, épopées historiques, médiation des conflits entre les tribus, instrument de contestation politique… la poésie y représente depuis la nuit des temps un canal de diffusion essentiel. Elle est chantée aussi bien dans les milieux les plus populaires que chez les intellectuels qui la renouvellent chaque jour.
“La poésie est la forme de réalisation littéraire la plus aboutie dans la littérature arabe et le Yémen perpétue en cela une tradition ancestrale, remarque Houda Ayoub, professeure d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Jusqu’à récemment, la littérature yéménite se confondait avec sa création poétique. Aujourd’hui, les nouvelles et la poésie en prose se développent, et dans une moindre mesure le théâtre, mais la poésie versifiée reste largement dominante".
La poésie était d’abord une tradition orale, le plus souvent chantée. Elle a trouvé sa place dans les journaux dès l’arrivée de l’imprimerie au Yémen. Beaucoup plus qu'une "fenêtre littéraire", elle y tient un vrai rôle de prise de position, de revendication ou de déclaration d’alliances. Depuis peu, "la publication de poèmes sous forme de recueils est facilitée par le développement des activités d’édition au Yémen et par le soutien du gouvernement aux jeunes poètes ”, constate Sabria al-Thawr, de l’Université de Sanaa. Le nombre de poètes est ainsi en constante augmentation.
Si le Yémen est fier de ses poètes, les poètes sont également fiers d’être Yéménites ! Dans une de ses œuvres les plus fameuses, Abd al-Azîz al-Maqâlih, président de l'Université de Sanaa, évoque ainsi son attachement à la capitale de Yémen :

Sanaa…/ville de l'âme. Ses portes sont au nombre de sept/ comme les portes de l'Eden. (…) Entre par l'une ou l'autre/ et la paix soit sur toi. Et la paix sur une ville/ dont douce est l'eau si douce/et si purs au cœur les hivers/ et si légères les ardeurs de l'été (…).

Les tensions entre l’évocation d’un pays loué, embelli et la nécessité de changer certains de ses travers parsèment l’œuvre de nombreux poètes. Le mariage forcé ou le statut des plus pauvres apparaissent ainsi comme des plaies qu’il faut soigner, dans un esprit réformateur courant chez les intellectuels yéménites.

Ségolène Samouiller / DATAS

(encadré 2)
Ibtissam, une poétesse armée de ses mots
Ibtissam al-Muttawakel vient d’une grande famille yéménite. Dans ce milieu attaché aux valeurs traditionnelles, une femme peut étudier, mais son destin est déjà tout tracé. Alors Ibtissam s’est mariée, elle a eu un fils. Puis elle a trouvé son sharshef (2) un peu lourd à porter. Ses poèmes, déjà impertinents, heurtaient ses proches en bousculant les limites de leur univers.
Ibtissam a divorcé - ce qui n'est pas compliqué au Yémen. Mais pour vivre seule avec son enfant et écrire des poèmes, il faut assumer une grande liberté de mœurs et d’esprit. Et Ibtissam traîne aujourd'hui encore une réputation un peu sulfureuse. Elle n'est pas marginalisée pour autant. Ses poèmes lui ont ouvert les portes de la consécration et elle est aujourd'hui au cœur des mondanités de la capitale yéménite.
Quand Ibtissam a divorcé, elle a troqué son sharshef (le sharshef n’est pas un vêtement très moderne au Yémen) contre une simple robe noir et un foulard. Elle voulait être libre. Assumer les idées subversives qu’elle transmettait déjà à ses élèves lorsqu’elle enseignait au lycée. Et utiliser ses poèmes comme des armes pour repenser les normes d’une société trop étriqué pour lui permettre d'exister.
Ibtissam n'est pas la première à s'exprimer par la poésie. Celle-ci a inspiré les heures de labeur de générations de femmes. Pour alléger leurs tâches, elles chantaient ces vers parfois très anciens des hauts plateaux yéménites. Et elles inventaient déjà de courtes rimes pour dire ce qu'elles pensaient du choix d'une mariée par exemple. Mais la reconnaissance d'Ibtissam dans le cercle restreint de la poésie "savante" représente une forme de consécration qui leur était jusqu'à peu inaccessible.
Aujourd'hui, Ibtissam se nourrit de toute la littérature traduite en arabe. Son esprit aiguisé cherche sans cesse des réponses à cette souffrance qui l'opprime. Mais si elle va voir ailleurs, comme au Maroc où elle termine aujourd'hui sa thèse, c'est pour mieux revenir vers les siens. Car elle revendique son héritage culturel tout aussi fort que son droit de construire des lendemains meilleurs.

Ségolène Samouiller / DATAS