ENQUÊTES
Les ports francs, base offshore au cœur de l'Europe
(Genève, 06/07/2006) Deux milliards de dollars, c'est la valeur des diamants bruts qui transitent chaque année par les ports francs suisses. Les contrôles effectués sur ces "biens sensibles" depuis la mise en œuvre en 2003 du processus de Kimberley sont-ils efficaces? Les avis divergent. Tandis que des observateurs internationaux dénoncent un manque de transparence, à Berne, l'Administration fédérale des douanes reste peu bavarde sur ce marché réputé confidentiel. Et aux Ports francs de Genève, la direction rappelle qu'elle est dégagée de toute responsabilité sur les marchandises qui entrent et sortent de son espace en location

Gilles Labarthe / DATAS

6, rue du Grand Lancy, La Praille. En face de nous, le bâtiment d'administration de la Société anonyme des Ports francs et Entrepôts de Genève. Puis, à notre gauche, les 140'000 mètres carrés de dépôts, magasins, bureaux, chambres fortes... Un «territoire hors du commun», une véritable «base offshore au coeur de l'Europe», comme le vante la plaquette de présentation de la société. Une base offshore qui offre à ses clients une large palette de services: optimisation de trésorerie, logistique, assurance à taux préférentiels, suivi des stocks, conseils, formalités d'import-export, patrouilles de nuit, agents armés et maîtres-chiens... Un havre de sécurité, plongé dans «une discrétion absolue». Quelle est cette clientèle, qui fait transiter ici des diamants bruts pour une valeur annuelle dépassant les 3 milliards de francs suisses?
Difficile de le savoir: la confidentialité est de rigueur. Comme le précise le camembert de la société anonyme genevoise que nous fournit ce matin-là Florence May, attachée de presse, 38% des surfaces sont louées ici par des transitaires, qui se chargent d'effectuer pour des clients inconnus (toujours le devoir de discrétion) les formalités douanières et les opérations d'import-export. En cas de litige, la multiplication des intermédiaires rend encore plus compliquée l'identification des véritables bénéficiaires du régime des ports francs, comme des biens qui y sont provisoirement entreposés. Une chose est sûre: en termes de valeur, les oeuvres d'arts, gemmes et articles de bijouterie tiennent une place exceptionnelle, confirme la Chambre de commerce et d'industrie de Genève (CCIG). La situation profite aux maisons de vente aux enchères. «Les ports francs ne sont pas étrangers au fait que Genève est une des plus importantes places de vente aux enchères d'objets de luxe au monde. Si on les supprimait, cette activité ne pourrait pas être maintenue dans le canton», avertissait encore récemment M. François Curiel, directeur de Christie's.
Cette réalité prend une résonance particulière pour les ONG, organisations internationales et hommes politiques genevois qui ont plus d'une fois accusé le régime si particulier des ports francs de favoriser certains trafics, notamment des «diamants de la guerre». Ces dernières années, les critiques émanaient même d'Anvers, pôle incontournable du marché du diamant, qui importe une bonne part des gemmes de Suisse. Alors, les contrôles effectués sur ces «biens sensibles» depuis la mise en oeuvre en 2003 du processus de Kimberley sont-ils enfin efficaces? Les avis divergent.
La direction des Ports francs de Genève semble satisfaite: l'entrée et la sortie de lots de diamants bruts des ports francs ne peuvent plus se faire sans un certificat d'origine, numéroté et dûment délivré par le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), indiquant la provenance des lots et leur destination, nous explique pour sa part Yves Bonnier, directeur de la société transitaire Valimpex S.A. et client des Ports francs de Genève. Le processus de certification et de contrôle fonctionnerait donc bien, et c'est tant mieux: les diamantaires sont des gens pressés, et les gemmes ne restent pas longtemps entreposées.
Cependant à Berne, certains fonctionnaires de l'Administration fédérale des douanes (AFD) déplorent un manque de personnel pour effectuer les contrôles, et un manque d'informations (lire encadré ci-dessous). Comment expliquer par exemple qu'en 2004 et 2005, à quantités de carats égales, la valeur des diamants bruts déclarée à l'entrée des ports francs suisses a subitement doublé à l'exportation, passant de 880 millions de dollars à 1,6 milliard en 2004, de 1,5 milliard à 2,2 milliards de dollars en 2005?
Le fonctionnement interne des ports francs intéresse aussi une récente étude économique sur la Suisse réalisée par l'Organisation mondiale du commerce, qui précise que intra muros, rien n'a changé. «En Suisse, il y a près de trente ports francs. En vertu de l'article 42 de la loi fédérale sur les douanes, ils sont considérés comme des zones extraterritoriales où les marchandises peuvent être stockées sans limite de durée et sans faire l'objet d'une inspection des douanes et peuvent être déballées, remballées, étiquetées, conservées, analysées, triées, divisées, mélangées ou échantillonnées.»
Comment alors être certain que les lots certifiés qui entrent au port franc sont les mêmes que ceux qui en sortent? Sont-ils réellement exportés, ou reviennent-ils à Genève après un séjour de façade à Anvers, Londres ou Tel-Aviv, pour bénéficier de tous les avantages fiscaux liés aux marchandises dites «en transit»? Ironisant sur le processus de Kimberley, assimilé à un drôle de «schmimblick», un consultant de Tacy Ltd travaillant pour l'industrie du diamant conclut: «La Suisse est un brillant exemple de l'anarchie "Shmimberley". On peut envoyer n'importe quel lot de n'importe quel type de biens aux Ports francs de Zurich et Genève. Là, on peut les trier et les remballer en plusieurs lots à destinations multiples, et chaque lot aura un joli certificat suisse "Shmimberley".» Les diamantaires inventifs ont aussi compris qu'il est aisé d'envoyer des diamants bruts en Suisse avec des documents qui mentionnent «diamants polis».
A Genève, plusieurs députés (Chritian Grobet, puis Salika Wenger et Rémy Pagani) ont demandé, encore en janvier 2005, une action accrue des autorités fédérales pour mieux inventorier et contrôler les «biens sensibles» entreposés et transitant dans les ports francs. En vain.
DATAS

Pas de contrôles à l'intérieur des ports francs
Quelle est la nature et la fréquence des contrôles appliqués par l'Administration fédérale des douanes (AFD) depuis janvier 2003 concernant la surveillance des diamants bruts transitant par les ports francs? A Berne, Daniel Haldimann, de la section Information et enquêtes pénales de l'AFD, nous rappelle d'abord «les sanctions prévues en cas d'infraction ou de manquement au processus de Kimberley, la législation douanière (art 73-103) ainsi que celle de la TVA (art 85-89)». Des séquestres «à titre de gage douanier ou à titre de pièce à conviction» sont aussi possibles, ainsi que la confiscation de la marchandise, mais, «à notre connaissance, nous n'avons jamais opéré de séquestre depuis 2003 en ce domaine. Nous ne pouvons toutefois pas exclure que cela ait été effectué car notre système d'enregistrement et de gestion des dossiers ne nous permet pas d'établir une telle statistique». Aujourd'hui, en plus de «contrôles sporadiques dans les ports francs» –ce qui reste aujourd'hui la norme comme l'indique au Seco le responsable des sanctions Roland Vock– des contrôles douaniers physiques supplémentaires peuvent être effectués en fonction des «analyses de risque, et du personnel à notre disposition», souligne Daniel Haldimann. L'AFD n'est hélas pas en mesure de nous dire combien de contrôles ont été effectués depuis janvier 2003 par ses services aux ports francs de Genève; ni combien de contrôles sporadiques ont concerné spécifiquement les diamants bruts pour comparer la marchandise aux certificats délivrés par le Seco. Daniel Haldimann invoque à nouveau le fait que l'AFD «ne tient pas de statistiques» sur ces contrôles.
A la direction de l'AFD, Beat Frei nous sert une autre version: «Nous ne pouvons pas communiquer le décompte exact de ces contrôles physiques, parce qu'ils tombent sous le secret de fonction». Fatigué par nos questions, un de ses collègues lâche: «Ah, le diamant! C'est toujours un problème! C'est une marchandise sur laquelle nous n'avons pas beaucoup d'informations». Au Seco, Roland Vock reconnaît que les diamantaires aiment bien travailler dans la discrétion. Dernière question: existe-il, oui ou non, un contrôle sur les stocks de diamants bruts entreposés dans les ports francs? «Non, cela n'existe pas. Les ports francs sont considérés comme un «territoire douanier étranger», nous n'avons aucun moyen de contrôle sur ce qui se passe à l'intérieur des ports francs, mais seulement sur ce qui rentre et qui sort», répond Daniel Haldimann. A Berne, nous avons enfin cherché sans succès des renseignements sur une enquête policière en cours en Belgique, mais qui concernerait aussi la Suisse: elle porte sur la société transitaire Monstrey Worldwide, pour exportation non déclarée de diamants. En collaboration avec un transitaire international basé en Suisse, Monstrey Worldwide effectue des exportations de diamants «entre Anvers et les ports francs suisses», nous a bien précisé une source étrangère. GLE/DATAS