ENQUÊTES
Administration fédérale : à la rencontre de la nébuleuse suisse
Avec une des plus fortes concentrations de quotidiens au monde, un principe de démocratie directe et 37'000 fonctionnaires fédéraux au service des citoyens, on pourrait croire les Suisses biens lotis en matière d’accès à l’information nationale. Or la Confédération helvétique se fait régulièrement condamner à Strasbourg pour son application restrictive du droit à être informé. Une multitude de dossiers sont déclarés " sensibles " à Berne, et restent censurés. Exemples

Gilles Labarthe / DATAS

En Suisse, l'administration fédérale représente l’un des plus gros employeurs de la Confédération : plus de 37'000 collaborateurs. Dans un Etat où presque un habitant sur 200 travaille directement pour les autorités, on aimerait croire que les informations d’intérêt national circulent, et dans les deux sens. On se prend à imaginer des concitoyens, curieux des dossiers essentiels de politique intérieure et extérieure… et puis on déchante vite fait. Pas seulement parce qu’à la base, notre pays enregistre des taux d’absentéisme record lors des votations. Mais aussi, parce que beaucoup de données cruciales restent "interdites d'accès" lorsqu’on les demande aux départements concernés à Berne.
Impossible donc de connaître en Suisse le volume annuel d’importations d’or par pays. Certaines statistiques fédérales sont protégées par la loi et tenues secrètes, qu’elles concernent les métaux précieux ou les marchandises dites "sensibles" stockées dans les ports francs. Délaissons les questions d’argent – le Département des finances étant l’un des plus avares en termes de communication – et passons à la politique extérieure. Impossible d’avoir accès à un dossier récent sur la nouvelle politique africaine de la Suisse élaboré par les services du Département fédéral des affaires étrangères, et coordonné par l’ambassadeur Georges Martin. " Ce document n’est pas public ", nous répond Carine Carey au DFAE. Politique intérieure : vous vous intéressez aux co-rapports, qui notent la position de chacun des Conseillers fédéraux sur un projet de nouvelle loi ou sur un dossier national ? Ambiance garantie. " Le journaliste qui travaille comme correspondant à Berne n'a pas de problème pour savoir qui a voté comment, remarque Denis Masmejan, du quotidien Le Temps. Ce qui signifie que dans l'entourage des Conseillers fédéraux, il y a des gens qui caftent. L'ambiguïté vient du fait que le Conseil fédéral continue à se mettre en colère quand un de ces co-rapports est publié dans la presse. Il faut savoir: si les fuites sont admises et font partie du jeu, alors il ne faut pas demander au Ministère public de poursuivre les journalistes qui divulguent ces informations ".
Gageons que les fuites seront de moins en moins nombreuses, puisque le centre de presse des correspondants parlementaires a été déplacé en juin 2006 hors du Palais fédéral, après plus de 100 ans de proximité intra muros avec les politiciens. La rentrée parlementaire s’annonce bien feutrée. Abandonnons la politique suisse à son sort, voyons les rubriques " société ", " environnement " et " santé ". Impossible d’obtenir des chiffres détaillés concernant l’évolution inquiétante de la pauvreté en Suisse sur ces vingt dernières années. Ces données n’existeraient pas, les statistiques fédérales répertoriant mieux les contingents de vaches laitières que le nombre d’habitants en situation précaire. Dans le même esprit, nos autorités ne diffusent aucune information étayée sur l’étendue des dégâts que causerait une catastrophe nucléaire sur le petit territoire suisse. En octobre 2005, en pleine alerte mondiale contre la pandémie de grippe aviaire, vous cherchiez à savoir où les autorités fédérales avaient stocké les fameux antiviraux Tamiflu, qui pour être efficaces doivent être administrés dans les 48 heures ? Impossible, " pour des raisons de sécurité "…
"Pour certaines demandes, les autorités ne peuvent pas, pour des raisons légitimes, informer ouvertement", explique Denis Masmejan, qui estime que hormis des restrictions bien comprises, "il n'y a pas de sujets qui soient interdits d'enquête" en Suisse. On conçoit bien sûr des limites, comme dans toutes les démocraties. Nos fonctionnaires fédéraux sont ainsi tenus à la protection de données concernant " la sécurité publique, les relations internationales de la Suisse ou les relations confédérales, des négociations en cours ou à venir, la sphère privée, les secrets professionnels, d’affaires ou de fabrication ", rappelle-t-on à l’Office fédéral de la justice.
La Confédération respecterait ainsi à la lettre l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de la Commission européenne des droits de l’homme : si en Suisse, " la liberté de presse est garantie " (article 55 de la Constitution), elle reste soumise " à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi " . Or, dans la grande variété des dossiers d’intérêt national soustraits à la connaissance du public, nos autorités appliqueraient ces restrictions sur un champ qui paraît aussi large qu’aléatoire, s’insurgent des spécialistes de l’information (lire les encadrés ci-dessous).
Comme le souligne Mathieu Fleury, avocat et secrétaire central de la Fédération suisse des journalistes (FSJ-Impressum), " le problème de l’opacité de l’Etat et de son aptitude à museler l’information est redevenu d’actualité avec plusieurs affaires récentes, dont l’affaire Jagmetti " (lire l’encadré). En avril 2006, La Cour européenne des droits de l'homme a tancé les autorités helvétiques, les jugeant " trop restrictives en matière de liberté d'expression ". Strasbourg a donc dénoncé une fois de plus l'article 293 du Code pénal suisse, qui punit " la publication de débats officiels secrets ". Un article suranné, dont l’application est longtemps restée à géométrie variable. L’Office fédéral de justice étudie actuellement " les conséquences de son éventuelle abrogation ", informe le Conseil fédéral. Affaire à suivre cet automne.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 1)
La Défense vous informe… qu’elle communique
Avec le Département des finances, le Département de justice et police et le Ministère public, le Département de la défense est l’un des pôles fédéraux les plus avares en termes d’information au public. Comme dans tout Etats, les fonctionnaires fédéraux travaillant dans des secteurs stratégiques se doivent de garder le silence sur des données capitales dont la divulgation pourrait compromettre les intérêts de la politique économique ou monétaire de la Suisse à l’étranger, le bon déroulement d’une enquête de police, d’une affaire judiciaire en cours ou enfin, la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat. Si les secrets sont extensibles et toujours aussi bien conservés, notre administration a du moins appris depuis une dizaine d’années à communiquer toujours davantage. "J'ai commencé à travailler au début des années 1970, se souvient à Fribourg le journaliste d’investigation Roger de Diesbach, de La Liberté. A l'époque, il y avait un seul responsable de presse pour tout le Département militaire. Actuellement, ils sont une bonne trentaine. Je me demande si ce n'était pas plus facile avant". Avant, il y avait des petits arrangements, des "échanges de services" possibles avec les rares chefs d'information attitrés. Les journalistes pouvaient les fréquenter, parfois les connaître personnellement. Avec un peu de chance et beaucoup de patience, on arrivait à entendre des anecdotes de fonctionnaires ; à obtenir des indications, des confirmations ou des pistes, glissés "off the record". Une période révolue puisque aujourd'hui, "il y a des responsables de communication à tous les étages". Faisant barrière, la multiplication de ces préposés à l'information, soumis à une forte hiérarchie et maniant très bien la langue de bois, est venue compliquer le travail d'investigation des journalistes. Pire: avec la génération Internet, l'actuelle pléthore des communiqués de presse, dossiers calibrés et autres rapports lénifiants stockés on line sur les sites web des 90 offices de nos 7 départements fédéraux achève de noyer l'information essentielle - tout comme l'enquêteur - sous un déluge de textes. " La situation s’aggrave lorsque l’administration, non contente de sélectionner les informations autorisées à paraître, se charge elle-même d’informer ", prévenait sans rire le journaliste Bernard Béguin en 1988. La nouvelle Loi sur la transparence de l’administration (LTrans, entrée en vigueur le 1er juillet 2006) a depuis permis de conforter tout un cortège d’exceptions menant droit à la censure. La check-list pour le traitement des demandes, établie par la Département fédéral de justice et police, contient tant de restrictions que peu de requêtes risquent d’aboutir.
Une des particularités de la Suisse est sans doute de protéger également sa propre histoire. A cet égard, un des domaines d'enquête les mieux protégés reste l'armée. "La Suisse a une vision du secret militaire qui est incroyable", fait observer Roger de Diesbach, qui rappelle qu'on lui a interdit l'accès à des informations pour une recherche sur les internés soviétiques en Suisse à la fin de la Seconde guerre mondiale. Prétexte invoqué par l'administration à Berne: " il y avait des intérêts privés en jeu ".

Gilles Labarthe / DATAS


(encadré 2)
Protection des données et transparence
Carlo Jagmetti était l’ancien ambassadeur suisse aux Etats-Unis, auteur d’un rapport confidentiel sur les fonds en déshérence publié en 1997 par un journaliste du Sonntagszeitung. Ce dernier a ensuite été condamné en 2000 par le Tribunal fédéral. Dans l’affaire Jagmetti, le public avait pourtant un intérêt légitime à être renseigné dans un dossier aussi sensible. Cet intérêt devait primer, comme l’a confirmé le verdict rendu à Strasbourg. Qu’est-ce qui est " secret " aux yeux des autorités fédérales? " Sont réputés secrets les actes, instructions et débats que la loi définit comme tels. Dans les limites de sa compétence, une autorité peut toutefois élargir la portée du secret ", informe-t-on à Berne. La Confédération dispose de plusieurs instruments pour limiter toute diffusion d’information sur des dossiers sensibles, notamment l'article 293 du Code pénal suisse, qui punit " la publication de débats officiels secrets ". Son application est longtemps restée à géométrie variable. Mathieu Fleury rappelle qu'une motion a été déposée au Conseil national afin de supprimer cet article dépassé et redondant : d’autres lois assurent déjà des principes de censure.
Outre l’inévitable " secret de fonction ", souvent invoqué en haut lieu, il existe évidemment tout un arsenal de réglementations pour protéger les secrets militaires, le secret bancaire, les intérêts économiques ou stratégiques de la Confédération. Depuis quelques semaines, les citoyens curieux peuvent toujours tester les limites de la nouvelle Loi sur la transparence de l’administration (LTrans). " On pourra désormais invoquer cette loi pour les démarches de recherche d’information auprès de l’administration fédérale, commente Mathieu Fleury. Il faudra ensuite se battre si l’administration invoque des exceptions – qu’elle sera tenue de justifier, ce qui est aussi nouveau. Il restera enfin la possibilité d’un recours ". Le secrétaire central de la FSJ, de même que la plupart des journalistes interrogés pour cette enquête, craint toutefois que cette nouvelle loi ne serve pas à grand-chose.

Gilles Labarthe / DATAS