REPORTAGE
Brésil: course électorale sur fond de corruption
(Sao Paulo, 29/09/2006) L'ascension de Lula à la présidence, il y a quatre ans, avait suscité une vague d'enthousiasme populaire sans précédent. Pour beaucoup, elle devait signifier le début d'une période de changements politiques radicaux. Aujourd'hui, le bilan de l'ex-leader syndical est mitigé, et l'image de son parti ternie par d'innombrables scandales politiques et financiers. Parmi les concurrents de Lula à la présidence, Heloisa Helena dénonce la corruption qui gangrène le système politique brésilien

Alain Bucher / DATAS

C'est dans le courant des années 1950 qu'est apparue l'expression "rouba mas faz" (littéralement, " il vole, mais il fait "), qui en dit long sur la manière dont la société brésilienne conçoit l'exercice de la politique. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne s'agissait pas du cri de citoyens indignés, mais du slogan de campagne d'un candidat à la mairie de Sao Paulo... La corruption qui gangrène la vie politique à tous les échelons est devenue à ce point coutumière, qu'elle est acceptée depuis des décennies comme un mal nécessaire.
Changement de ton en juin 2002, quand le candidat Lula, dans sa fameuse "Lettre au peuple brésilien", dresse le portrait d'un Brésil plus juste et moins corrompu. En janvier 2003, pour la première fois dans l'histoire du plus grand pays d'Amérique du Sud, un syndicaliste accède à la plus haute charge de l'exécutif. Presque quatre ans plus tard, l'image de son Parti des Travailleurs (PT) est ternie par une série de scandales, qui ont forcé certains de ses proches à la démission. Antônio Palloci, ex-ministre de l'économie, dénoncé pour abus de pouvoir; José Genoino, ex-président du PT, et José Dirceu, ex-premier ministre, accusés d'être à la tête d'un vaste système de corruption, dans lequel plus de 55 millions de reais (près de 30 millions de francs) auraient servi à acheter des votes au Congrès.
Journaliste de la Folha de São Paulo, Claudio Abramo est l'un des fondateurs de Transparência Brasil, une ONG dont l'objectif consiste à surveiller l'évolution de la corruption. De son propre aveu, l'essentiel des données relatives à la corruption sont des enquêtes d'opinion, les transactions liées à la corruption étant rarement documentées comme telles. En outre, dans un contexte électoral, ces données peuvent aisément être faussées, omises ou gonflées à des fins politiques.
De fait, si les opinions divergent à propos de l'efficacité de Lula dans la lutte contre la corruption, la présence de celle-ci dans les médias, elle, a littéralement explosé. Peu zélés pour dénoncer les gouvernements précédents, qui servaient leurs intérêts, les grands groupes de presse, concentrés dans les mains d'une demi-douzaine de familles proches de la droite conservatrice, tirent aujourd'hui à boulets rouges sur le syndicaliste qui siège au Palais du Planalto.
Le cas le plus flagrant de cette surenchère : l'affaire mensalão, en référence au versement par le PT de mensualités à certains députés, afin qu'ils votent en faveur des propositions du gouvernement. Indépendamment de la véracité ou non de ces accusations, le scandale a fait les choux gras de la presse pendant des mois. Interrogé par une commission d'enquête parlementaire, l'ex-trésorier du PT a reconnu l'existence d'une caisse noire, destinée à couvrir des dépenses de campagne. Le manque de transparence des finances du PT a choqué l'opinion publique brésilienne.
Face au scandale, le président s'est limité à adresser des excuses à la nation, prétendant tout ignorer du fonctionnement comptable de son propre parti. A en croire un porte-parole du comité de campagne de Lula, "aucun autre gouvernement n'a offert une telle autonomie aux instances de contrôle, comme par exemple les nombreuses commissions parlementaires chargées d'instruire les affaires de corruption". Il renchérit : "alors que le total des opérations de grande envergure de la police fédérale se monte à 48 sous le gouvernement précédent, celles effectuées sous Lula sont déjà près de 300, et ont débouché sur 1500 arrestations rien qu'en 2006". Par ailleurs, le contrôle général de l'Union a été transformé en ministère, son personnel a été renforcé et son budget augmenté.
Déclaré mort et enterré il y a moins d'une année, Lula caracole aujourd'hui dans les sondages avec près de 50% des intentions de vote. Dans une entrevue accordée à Brasil de Fato, le sociologue Emir Sader fait remarquer que " le vote pour Lula est un vote social et non un vote politique directement destiné à Lula, sans médiation de parti ou d'idéologie ". Autrement dit, la majorité de Brésiliens qui semble disposée à excuser les manquements de son président, risque fort de sanctionner le PT.
Autre effet déplorable de la surenchère médiatique : il a complètement occulté le débat politique. La dénonciation de la corruption est devenue le leitmotiv de la plupart des candidats, qui semblent avoir oublié la différence entre programme de gouvernement et déclarations d'intention populistes. Le grand perdant reste le citoyen brésilien, qui se voit réduit à la condition d'arbitre assistant à une vulgaire bagarre d1apprentis démagogues. Lula, pas plus que ses prédécesseurs, n'est pas parvenu à mettre un terme à des pratiques comme détournement de fonds, évasion fiscale, déclassement irrégulier de terrains, octroi illicite de concessions, etc.
Par ailleurs, la relative bonne santé économique du Brésil repose encore et toujours sur l'exploitation du " travail informel ", un euphémisme pour désigner les deux tiers de la population active qui ne connaît ni assurance professionnelle, ni convention de travail, ni caisse de pension, ni même... des vacances.


La course pour la deuxième place
La victoire de Lula, qui fait l'unanimité des différents sondages d'opinion, peut encore réserver quelques surprises, surtout si le président sortant n'est pas réélu au premier tour. L'adversaire probable de Lula lors d'un second scrutin est le candidat du Parti Social Démocrate Brésilien (PSDB), Geraldo Alckmin, ex-gouverneur de l'Etat de Sao Paulo, crédité d'environ 20% des votes. Soutenu par une coalition de droite, il se profile comme l'administrateur compétent dont le pays a besoin. Pour combler son retard, il empiète depuis peu sur les plate-bandes du PT, en reprenant des thèmes sociaux comme santé, éducation, défense des retraites et des salaires.
De l'autre côté de l'échiquier politique, la sénatrice Heloisa Helena est le fer de lance du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qu'elle a elle-même fondé en 2004, après avoir été bannie du PT pour en avoir critiqué la politique économique. Ses thèses de gauche révolutionnaire, son expérience dans l'opposition, ses origines modestes et son image de femme politique intègre, lui valent une onde de sympathie nationale, et la font décoller dans les sondages, où elle recueille près de 10% des voix. Son discours radical en fait une sérieuse candidate d'opposition, mais elle risque de rencontrer certaines difficultés à fédérer l'électorat de gauche, à cause notamment de sa position conservatrice sur des sujets comme le droit à l'avortement, ou la recherche sur les cellules-souches.
Malgré un risque relativement faible que le nombre de bulletins blancs ou nuls soit de nature à invalider le scrutin, il pourrait mettre à mal la légitimité politique d'un second mandat de Lula. Cette sorte de vote-sanction rencontre une popularité croissante auprès d'électeurs de tous bords, déçus par l'ensemble de la classe politique. Il faut rappeler qu'au Brésil, le vote est une obligation légale pour tous les citoyens de plus de 18 ans, l'abstention faisant l'objet d'une amende, voire de la suspension du titre d'électeur.

Alain Bucher / DATAS

Montée en puissance des mouvements sociaux
Face à l'inertie des pouvoirs publics, et en réponse à la déliquescence politique, morale et institutionnelle du pays, différents secteurs de la société civile brésilienne s'articulent autour de la défense de leurs intérêts. Tel est le cas du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST), indéfectible allié de Lula pendant tout son parcours jusqu'à la présidence. Il soutient aujourd'hui encore sa réélection, mais tient à lui rappeler ses engagements sur la réforme agraire: pas question cette fois d'escamoter le dossier pour ménager des alliances politiques, au nom desquelles le gouvernement, qui aurait dû concentrer son action sur la défense des petits agriculteurs, a préféré se faire le champion de la propriété privée des latifúndios et des multinationales. Le MST rappelle que certains articles de la Constitution (184 et 186) permettraient à l'Etat de s'approprier de terres ne remplissant pas leur fonction sociale, comme par exemple celles faisant l'objet de spéculation foncière.
Dans un tout autre genre, le Premier Commandement de la Capitale (PCC) est né au début des années 90 dans la prison de Taubaté (SP), et a étendu son influence dans l'ensemble de la région Sud-Est. L'organisation criminelle a défrayé la chronique internationale en mai dernier lorsqu'elle a littéralement paralysé la métropole de Sao Paulo, coordonnant de violentes émeutes dans les prisons, et prenant d'assaut les forces de l'ordre. Le 14 août, pour mettre fin au rapt d'un de ses journalistes, la principale chaîne de télévision nationale, Rede Globo, a été contrainte de diffuser un manifeste où le PCC dénonce les conditions inhumaines de détention, ainsi que l'absence totale de perspective de réinsertion, rappelant que "l'Etat démocratique de droit a l'obligation et le devoir de donner le minimum de conditions de survie aux condamnés", une allusion à la brutalité policière qui règne dans les prisons. Cherchant à gagner le soutien d'une population encore sous le choc de ses actions, l'organisation insiste sur le fait que sa 'lutte est contre les gouvernants et les policiers', qui agissent de manière contraire aux lois.
Selon les dernières données de l'administration pénitencière, plus de 350'000 détenus sont entassés dans des prisons destinées à en contenir 200'000 au maximum. A cela s'ajoute la profonde iniquité de la justice brésilienne, où ce n'est pas le délit mais la classe sociale, qui est déterminante dans l'application de la peine. Jusqu'à présent, la relation entre les autorités et le crime organisé s'est résumée à un rapport de force, qui depuis peu semble tourner à l'avantage du PCC. Si l'Etat continue à criminaliser sans discernement les mouvements sociaux, il se pourrait que dans un avenir proche, les titres des journaux rappellent une célèbre boutade de Coluche : " les bandits font ce qu'ils peuvent, malheureusement la police court toujours ".

Alain Bucher / DATAS