REPORTAGE
Afrique du Sud : abolir l’apartheid ne suffit pas
Il est plus facile d’abolir les lois racistes de l’apartheid que de réparer les injustices commises pendant 8 décennies par ce régime. Des millions de Sud-Africains Noirs attendent encore que les terrains dont ils ont été expropriés leurs soient rendus. D’autres – parfois les mêmes – vivent entassés dans des maisons de 2 pièces surnommées " boîtes d’allumettes ", souvent sans électricité. Malgré l’écart évident entre ce que la majorité des Sud-Africains attendaient de l’ère post-apartheid et ce qu’ils observent 12 ans après, reste un espoir et une foi pour l’avenir du pays. Le désenchantement semble se diriger surtout sur l’ANC, en recul aux élections de mars et souvent perçu comme incapable de fournir les biens essentiels

Philippe de Rougemont / DATAS

Survoler le Cap de Bonne espérance avant d’y atterrir, à l’aube, permet une observation instructive sur la réalité sociale du pays. Après le firmament limpide et les lumières de villes éparses observées depuis le hublot au-dessus de l’Afrique, on se rapproche du Cap en survolant le township (bidonville) de Gugulethu. Des milliers de cases bricolées, serrées, d’où émane une fumée sombre de charbon et de bois. Puis au loin les gratte-ciels de la ville et en-dessous, des piscines, des villas aux habitants encore endormis.

L’apartheid était avant tout géographique. C’est en 1912 qu’une loi (Land Act) a permis la saisie de 80% des terres du pays, appartenant aux Noirs, pour les distribuer aux 20% de Blancs. L’objectif ? Donner le contrôle de l’agriculture aux Blancs et rapprocher la main-d’oeuvre des villes minières. Presque un siècle plus tard, 20% des Noirs habitent encore dans des townships, véritables cités-dortoirs situées loin des emplois et des marchés de la ville blanche. " Arriver au dépôt de taxis me prend une heure et demie de marche et de minibus collectif, même chose au retour " me raconte Douglas, le chauffeur de nuit qui me conduit en ville. La couleur de la peau de Douglas ne l’empêche plus aujourd’hui de quitter le township, c’est maintenant la loi du marché immobilier qui s’en charge. Le gouvernement souhaite rendre 30% des terres arables aux Sud-africains spoliés d’ici à 2014, mais il n’est pas question de négocier les terrains bâtis en zone urbaine. Le patchwork ethnique constituant la vue aérienne du Cap risque de marquer encore longtemps le paysage. Pendant que Douglas me raconte les difficultés du secteur des taxis, j’observe au loin des flammes, bordant l’autre coté de l’autoroute. On s’approche. Des silhouettes se dessinent avec un arrière-plan embrasé. Les silhouettes sont des gens debout sur le toit de cases, observant la progression de l’incendie. Le chauffeur freine pour éviter des débris et des planches parsemant la voie.

" Impatience " des exclus
" La semaine passée j’ai reçu deux pierres en conduisant par ici ". Puis le silence, pas un commentaire sur l’incendie. Titillé, Douglas me donne son avis " les gens qui font ça, qui mettent le feu à leur logement et qui bloquent les autoroutes, ils sont trop impatients, il faut avoir confiance ". Si la confiance est silencieuse, la contestation est très visible. Les protestations populaires, dont la répression se solde souvent par des morts, ont recommencé mi-2004 avec un premier blocage d’autoroute pour protester contre les conditions de vie à Harrismith, à 240 kilomètres au Sud de Johannesburg. La police est intervenue et a abattu un étudiant de 17 ans. Depuis, les blocages de routes se sont répandus à travers le pays. S'bu Zikode, 30 ans, employé de station d’essence et porte-parole élu du Mouvement des habitants de bidonvilles à Durban, à atteint une notoriété nationale en parlant un langage clair au nom des 2,4 millions de ménages habitant des cases de bois, de tôle et de carton. A la télévision nationale, Zikode reste calme et posé: " Que voulons-nous ? L’essentiel, dit-il en comptant sur les doigts de sa main : l’eau, l’électricité, des égouts, nos terres et des logements ". " Pas de terre, pas de maison, pas de vote ", le slogan sur les T-shirts que le mouvement arbore pendant ses actions est clairement adressé à l’ANC, le Congres national africain.
Depuis mars 2005, Zikode a réussi à fédérer les mouvements de 14 townships pour faire du collectif la plus importante organisation nationale issue directement de la base.

Garden route
La beauté des maisons de style hollandais, le spectaculaire cirque de montagnes entourant la ville, la gentillesse et la décontraction tout anglo-saxonne qui caractérisent les habitants du Cap viennent heureusement compléter une entrée en matière plutôt rude dans la réalité du pays. Pour remonter en direction de Pretoria et de Johannesburg, le passage obligé des visiteurs est la fameuse Garden route longeant la côte Est. Sur des centaines de kilomètres, des paysages de mer, de désert, des protéas, aloe-vera et des milliers d’autres variétés florales.

Le conducteur du mini-bus effectuant la navette sur la " plus belle route du monde " me pointe les centaines de mètres des maisons mitoyennes en construction, faisant partie du plan de fourniture de logements décents aux habitants des townships, inscrits sur des listes d’attente depuis parfois 12 ans. " J’ai des anciens collègues qui ont arrêté de travailler parce qu’avec l’ANC, ils pouvaient obtenir un logement sans le payer " se plaint-il. On comprend mieux le succès du principal parti d’opposition, libéral, le Democratic Alliance (DA) en rencontrant des gens comme lui, pour qui le succès semble dépendre de la seule volonté de s’en sortir, malgré la persistance d’un chômage officiel de 25% et officieux de 40%. Les constructions promises par l’ANC parviennent-elles à endiguer le flot des migrants venant s’installer près des villes ? Pour les provinces du Western Cape et du Eastern Cape oui, mais pas pour le pays dans son ensemble. La municipalité de Durban érige 16'000 maisons par an pour désengorger les townships, mais leur population d’environ 750'000 personnes augmente malgré tout de 7'000 par an... Dans tout le pays, la population de bidonvilles est passée de 1,45 millions de personnes en 1996 à 2,14 millions en 2003, selon le ministre du logement Lindiwe Sisulu. Malgré l’apparition d’une classe moyenne noire, qui doit beaucoup au programme de discrimination positive pour l’accès aux emplois, 56% de la population noire vit sous le seuil de pauvreté, contre 4% de la population blanche, selon le bureau de prospective Global Insight.

Le minibus nous dépose à Oudtshoorn, petite ville de province entre le Cap et Port Elisabeth. Oudtshoorn a aussi son township, Bongolethu, situé à l’extérieur de la ville. Les voitures y soulèvent des tourbillons de poussière, entre les cases qui ici sont parfois en terre ou en parpaings. Comparé aux belles avenues de la ville blanche, on comprend facilement que " En 2000, les 20% les plus pauvres représentaient 2,8% des dépenses totales, alors que les 20% des foyers les plus riches représentaient 64,5% des dépenses ". Des chiffres qui font mal, 12 ans après l’accession au pouvoir de l’ANC.

" Je suis de la 14e génération d’une famille émigrée de Normandie. Depuis 1686 on a été attaqués de toutes parts, Zulus, armée britannique, sanctions internationales ". Pierre Nel, la soixantaine au regard alerte, nouvellement élu président du parlement d’Oudtshoorn (sous la bannière Democratic Alliance, DA), croit en l’avenir du pays. " Notre secret pour durer ? On s’identifie à cet endroit, nous sommes aussi des Africains ". Avec des mots durs pour la période de l’Apartheid, que beaucoup de Blancs ont ouvertement critiqué, Nel explique le lourd héritage qu’il a fallu gérer ensuite : l’irrespect généralisé pour la loi, la faiblesse de l’instruction publique, la violence de la police, la corruption. Le résultat des élections municipales à Oudtshoorn ravit Pierre Nel, " pour la première fois il n’y aura pas de parti dominant, nous sommes tenus de partager le pouvoir et de trouver des solutions ensemble, DA et ANC ". Nadia, habitante et guide improvisée du Township de Bongolethu répondra parfois en écrivant sur mon calepin – pour éviter les oreilles indiscrètes – " Je suis une fan de l’ANC, mais ils se sont surtout servis eux-mêmes. Les gens du DA disent qu’ils sont fatigués que l’ANC ne fournit pas les services aux gens, c’est pourquoi le DA a gagné les élections (municipales de mars, dans la province du Western Cape essentiellement, ndlr) ".

Une culture d’avidité
A côté des sommes dérisoires sur lesquelles les habitants doivent survivre, les montants des nombreux scandales de corruption, chiffrés en dizaines de milliers, parfois en centaines de milliers de Rands (un Rand vaut 20 centimes), sont cinglants. A 180 milliards de Rands par an, les dépenses d’équipement de l’Etat, sont les plus sensibles à la corruption, en même temps que d’être vitales pour la fourniture de biens de première nécessité aux plus pauvres. Transparency international (TI), ONG spécialisée dans l’étude de la corruption, conclut dans son rapport sur l’Afrique du Sud que pour la première fois dans l’histoire du pays, la lutte contre la corruption devient sérieuse, des agences de surveillance spécifiques ont été mises sur pied, les règles pour l’attribution de marchés publics ont été révisées et les parlementaires doivent déclarer leurs liens d’intérêt avec l’économie. Mais TI conclut aussi : " une culture d’avidité alimentée par l’omniprésent fossé social entre riches et pauvres, continue à éroder l’intégrité personnelle ". Une avidité paradoxalement attisée par le programme de l’ANC instauré pour accélérer l’accès des Noirs aux postes exécutifs dans l’économie, aussi appelé " programme de discrimination positive ". L’objectif de cette mesure mise en place peu après la fin du régime d’apartheid était d’orienter de l’intérieur l’activité des grandes entreprises pour le bien collectif de la nation. Aujourd’hui la symbiose grandissante entre les gagnants de cette " discrimination positive ", (les nouveaux fonctionnaires et cadres d’entreprises), et l’ANC, qui leur a permis d’atteindre ces postes, crée une communauté d’intérêts clos favorisant un nouveau type de corruption.

Sur la route menant à l’aéroport de Johannesburg, la dernière rencontre significative avec le pays sera avec ces vendeurs de lunettes et de gadgets Made in China qui remontent à pied les files de voitures embouteillées.
Ils vendent des produits importés de l’autre bout de la planète, dont la marge de profit principale reviendra à un grossiste sud africain et à une entreprise du Sechuan. On est bien loin du développement auto-centré voulu par l’aile sociale de la coalition au pouvoir.


L’espoir a l’épreuve du pouvoir
Exiger de recevoir une maison en dur, équipée des services de base, eau et électricité, ne viendrait pas à l’esprit de la plupart des habitants des pays voisins, du Zimbabwe au Malawi, du Mozambique à l’Angola. Ce qui différencie les Sud-Africains de leurs voisins, c’est les humiliations subies pendant la subordination coloniale " ordinaire ", puis pendant le racisme érigé en politique d’Etat à partir de 1912 et renforcées encore en 1948. C’est aussi la co-existence, exceptionnelle par son ampleur, entre les quelque 7 millions d’habitants du premier monde et les 38 autres millions, du deuxième et du tiers-monde, dans le même pays. La lutte des différents mouvements de libération depuis le début du 20e siècle a aussi canalisé et vivifié la souffrance et les espoirs des Noirs sur trois générations. Les manifestants, les grévistes et les militants dans le pays avaient comme ligne d’horizon un partage équitable des richesses du pays, un retour des terres aux familles spoliées et la fin de la ségrégation territoriale. Pour beaucoup de militants et de dirigeants anti-apartheid en exil ou bannis, l’avenir s’imaginait - souvent dans des pays d’accueil communistes - à la lumière de la théologie de la libération et des penseurs des mouvements de résistance nationale comme Che Guevara, Lumumba et Hô Chi Minh.
Ce qui différencie l’état d’esprit des pauvres prévalant pendant l’Apartheid de l’époque actuelle, c’est qu’il n’y a plus d’opposition, d’alternative porteuse d’espoir. Sauf peut être s’il grandit encore, le mouvement des 14 townships. Avec l’originalité qu’il ne s’agit pas comme Zikode le répète " d’obtenir des sièges au Parlement pour les plus pauvres, mais de placer la cause des plus pauvres au-dessus du Parlement ". Le DA préconise des politiques similaires à celles pratiquées par l’ANC, la corruption et la discrimination positive en moins.

Difficile bilan
Le bilan des 12 premières années de l’ANC au pouvoir génère un débat entre les vétérans de la lutte populaire et idéaliste contre l’apartheid d’une part et les nouveaux gagnants de l’époque actuelle : la bourgeoisie noire et ceux qui doivent leur premier emploi au programme de discrimination positive. En fin de compte on sent sur place que ce sont ceux qui voient le verre à moitié plein qui sont les plus présents. Qu’ils soient sur une liste d’attente pour déménager dans une maison en dur ou qu’ils aient déjà vu leur quotidien amélioré. Pour Patrick Bond, professeur d’économie politique à l’université du Witwatersrand (1) " le sentiment viscéral de joie, même temporaire, d’acquérir un robinet d’eau courante dans une région rurale désespérément pauvre est franchement au-delà de la compréhension pour nous autres citadins Blancs ".
Une incompréhension similaire prévaut pour ce qui concerne les actuels laissés-pour-compte : les habitants de cabanes insalubres, " vous devriez voir la taille des rats qui courent par-dessus les bébés la nuit " dit Zikode dans une libre-tribune parue dans un journal de Durban. Pour beaucoup de Sud-Africains, rien n’a vraiment changé depuis 1994 et les blocages d’autoroutes réprimés violemment par la police continuent pour les plus pauvres, rappelant une période de l’histoire que beaucoup aimeraient oublier.


(1) Patrick BOND Elite Transition: from Apartheid to Neoliberalism in South Africa. 2005. University of KwaZulu-Natal Press

PDR / DATAS