ENQUÊTES
Enrichissement d'uranium: Suisse-Iran, le couple explosif
(Genève, 26/10/2006) Alors que l’ONU envisage des sanctions contre l’Iran, des entreprises suisses ont participé aux programmes d’enrichissement de l’uranium de Téhéran. Le territoire de la Confédération helvétique a aussi servi de lieu de transit pour divers trafics

Marc Trezzini et Gilles Labarthe / DATAS

La crise autour du programme nucléaire iranien menace de durer. Tandis que le Conseil de sécurité de l’ONU envisage un projet de résolution assorti de sanctions pour condamner Téhéran, des entreprises suisses délivrant depuis plusieurs années des technologies sensibles aux pays de "l’axe du Mal" sont dans le collimateur du gouvernement de Washington, aux côtés de leurs concurrentes allemandes ou britanniques.
Le département du Trésor américain passe en effet en revue la coopération de firmes et de capitaux suisses travaillant pour des expérimentations nucléaires à l’étranger. Dernier cas signalé en mai 2006: le nom de la société Kohas AG et de son président Jakob Steiger, citoyen suisse. Il est reproché à cette firme spécialisée dans le courtage de produits issus des technologies de pointe, la participation active à la prolifération d’armes nucléaires pour le compte de Pyongyang, et ce depuis les années 1980. Une collaboration nucléaire de plus (lire encadré), qui tombe mal pour la Suisse : la presse anglaise s’est encore inquiétée il y a quelques semaines d’un chargement d’uranium illégalement extrait de la République démocratique du Congo, et destiné à l’Iran. Il aurait transité par le territoire de la Confédération helvétique, théâtre de divers trafics (voir l’article ci-dessous). Mais c’est en particulier la production et la livraison de pièces pour les centrifugeuses et autres technologies de pointe nécessaires à l’enrichissement de l’uranium qui risquent d’embarrasser aujourd’hui l’ambassade de Suisse à Téhéran, représentant également les USA depuis 1980. Surtout au moment où l'Iran, bravant de possibles sanctions internationales, vient de lancer, vraisemblablement pour des essais, une deuxième cascade de 164 centrifugeuses dans son installation pilote d'enrichissement de l'uranium, informent des diplomates.
Comme le rappelle Frederick Lamy, du Centre de Politique de Genève, les Iraniens ont reçu des pompes à vide par l’entremise d’un ingénieur de l’entreprise allemande Leybold – qui a fusionné avec l’entreprise suisse Unaxis AG, résidant dans le canton de Saint-Gall. En février 2004, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) avait en effet envoyé au Secrétariat d'Etat suisse à l'économie (seco) une liste de quinze personnes soupçonnées d'avoir participé aux programmes nucléaires secrets iraniens et libyens. Interrogée à Vienne à plusieurs reprises et depuis dix jours sur l’actualisation du " cas suisse ", l’AIEA n’a souhaité faire aucun commentaire à nos questions. Au seco, le responsable des sanctions Othmar Wyss dit qu’il a été tenu informé du cas de Kohas AG. Ce serait la dernière affaire à sa connaissance depuis 2004. Par contre, aucun cas de transit d’uranium par la Confédération helvétique ne lui a été signalé. Othmar Wyss souligne que sur le nucléaire et les programmes d’enrichissement d’uranium à l’étranger, nos autorités " observent une position très prudente. La Suisse est le pays numéro 3 en ce qui concerne les refus de biens à double usage qui tombent sous la clause internationale " catch all " ", particulièrement restrictive dans les contrôles à l'exportation : " la liste fait 200 pages ".
La diligence suisse est diversement appréciée à Washington. Adam J. Szubin, directeur de l’Office des contrôles à l’exportation (Office of Foreign Assets Control, OFAC) au département du Trésor américain, a encore invoqué la nécessité de sanctions économiques accrues devant le Sénat américain, le 12 septembre dernier.
Le contexte sent le roussi pour les petites coopérations d’entreprises suisses avec Téhéran. On est loin de l’année 2001, celle où Pascal Couchepin, ministre de l'économie, inaugurait à Téhéran, avec la promesse de belles perspectives de contrats pour l’industrie des machines et la pharmaceutique suisses (393 millions de francs d’exportations vers l’Iran en 2000) la première visite d'un Conseiller fédéral depuis dix ans.
Cinq ans plus tard, en mai 2006, le département d’Etat Américain a lourdement insisté pour que quatre des plus grandes banques européennes - dont Crédit Suisse et UBS - ralentissent ou cessent leurs activités en Iran. Aujourd’hui, le projet de résolution que préparent la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne porterait essentiellement sur l'interdiction de toute importation susceptible d'être utilisée à des fins nucléaires. L’étau se resserrerait d’autant plus sur les firmes et intermédiaires suisses. Certains soutiennent que cette sanction préventive interviendrait bien assez tôt : selon des experts des renseignements, le gouvernement de Téhéran aurait encore besoin d’au moins trois années, voire dix ans, pour la fabrication de bombes. D’autres sont moins optimistes : depuis des années, le programme nucléaire iranien est basé en grande partie sur une technologie ultra-moderne et de grande précision, importée clandestinement.

(encadré 1)
Petites coopérations nucléaires
Selon l’Université Sharif pour les technologies à Téhéran, des machines à décharge électrique (EDM) de la société suisse AGIE et Charmilles Technologies, qui permettent de couper les métaux lourds avec précision, auraient été acquises par les Iraniens. En 1999, selon le professeur Gary Milhollin de l’Université du Wisconsin (USA), la société AGIE aurait même livré à l’Iran un équipement permettant de produire des missiles balistiques à propulsion liquide.
En 2001, devant le Conseil national suisse, la députée écologiste Pia Hollenstein a rappelé qu’en 1992 trois fermenteurs biologiques destinés à l’Iran qui se trouvaient dans une halle de montage de l’entreprise Bioengineering SA à Wald dans le canton de Zürich ont été détruits dans un attentat.
Les sociétés suisses Sulzer AG et VAT Haag seraient également pointées par Washington. Elles ont défrayé la chronique en fournissant des composants décisifs pour l’enrichissement de l’uranium en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, ou encore en Argentine sur le site très controversé de Pilcanyeu.
D’un pays à l’autre, on retrouve souvent les mêmes noms. Selon Frederick Lamy, plusieurs sociétés dans le canton de Saint-Gall se sont spécialisées dans la technologie du vide (vacuum technology), fournissant pompes et valves pour des installations nucléaires. Outre VAT et CORA, CETEC, qui a changé son nom en Phitec AG, dominerait ce marché. Cette dernière société, appartenant entre autres à Friedrich Tinner, a déjà fait l’objet d’une investigation des autorités suisses en 1996. Elle planifiait une livraison à l’Irak de soupapes pour les centrifugeuses enrichissant l’uranium.
Des ONG anglo-saxonnes comme Nuclear Threat Initiative (NTI) rappellent par ailleurs la liste des sociétés helvétiques ayant commercé avec l’Irak sous la période baasiste. Dans un rapport du sénateur John McCain, remontant à 1993, on peut lire le nom de la société suisse Schaublin qui aurait notamment fourni des machines pour façonner l’uranium déposé dans les centrifugeuses.

Marc Trezzini / DATAS


(encadré 2)
Une " mafia de l’uranium " en Suisse ?
Qui contrôle en définitive l’origine, les conditions d’acheminement ou les mouvements d’import-export en Suisse de ce minerai, stratégique certes, mais aussi terriblement radioactif ? L’agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire (NEA), dans son rapport Uranium 2003, Ressources, production et demande, s’enveloppe dans une réserve calculée. " La Suisse ne produit pas d’uranium et n’en exporte pas. Elle n’a pas de politique d’importation officielle, car les entreprises privées gèrent elles-mêmes leurs approvisionnements ".
A Berne, le responsable des sanctions au Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), Othmar Wyss, admet qu’il existe bel et bien " des importations en Suisse, qui sont en destination des centrales nucléaires. Les exportations suisses concernent le traitement des déchets radioactifs. Le cas de l'uranium est lié aux inspections de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique " (AIEA).
Toujours à Berne, où l’Administration fédérale des douanes (AFD) nous livre finalement des statistiques insignifiantes : entre 1 et 45 kilos d’uranium importés en Suisse sur ces dix dernières années (voir l’encadré ci-dessous), alors qu’il faut plus de 300 tonnes annuelles pour servir de combustible à nos centrales nucléaires.
Autre surprise : ces statistiques nous apprennent que la Suisse a acheté dans les années 1980 des dizaines de tonnes d’uranium sur le marché soviétique. A côté de la filière officielle destinée à servir de combustible aux centrales nucléaires suisses, elle importe aussi à l’occasion du minerai brut d’uranium, de l’uranium appauvri ou du plutonium, pour les réexporter ensuite à l’étranger. L'étude des statistiques montre que la Suisse exporte bien plus d’uranium qu'elle n'en importe, alors qu'elle n'est pas pays producteur.
L’historien Peter Hug note qu’en plein régime d’apartheid, le gouvernement suisse a bénéficié d’importations d’uranium "facilitées" dans le contexte d’une coopération militaire très étroite avec Prétoria. Des commerces "gris" auraient également été effectués avec la Namibie, une ex-colonie de l’Afrique du Sud. Enfin, divers " trafics de matériel nucléaire avec les pays de l’Est " ont fait l’objet d’interventions parlementaires à Berne.L’existence d’une " maffia de l’uranium en Suisse " opérant parfois avec la complicité des services secrets suisses a aussi été dénoncée par des députés, pour des affaires concernant la découverte de lots mystérieux (10 kilos d’uranium naturel retrouvés en 1993 sur une aire de repos d’autoroute vers Zurich, 50 kilos retrouvés en 1989 dans un hôtel autrichien, proche de la frontière suisse).

Gilles Labarthe / DATAS