ANALYSE
Les plaies de l'apartheid sont encore ouvertes
AFRIQUE DU SUD - Plusieurs procès sont en cours contre les banques et multinationales accusées d'avoir soutenu le régime de l'apartheid. Rencontre avec l'avocat sud-africain Charles Abrahams

Philippe de Rougemont / DATAS

La lutte de la communauté internationale contre l'apartheid a représenté un bras de fer pendant quarante-cinq ans, en partant de la première résolution de l'ONU en 1950. Aujourd'hui, douze ans après la chute du régime, les plaies ne sont pas cicatrisées, comme en témoignent les procès contre les multinationales et les banques accusées d'avoir maintenu à bout de bras un des régimes les plus brutaux du siècle passé.
Combien d'interventions parlementaires, d'appels individuels ou collectifs sont parvenus au Conseil fédéral pour protester contre la collaboration d'entreprises suisses avec le régime d'apartheid? Difficile à comptabiliser. A ce chiffre insondable, il faudra ajouter l'appel du 26 octobre signé par dix-sept ONG, demandant des excuses et des réparations pour la population noire sud-africaine victime de violations répétées de ses droits essentiels (lire encadré).
L'activisme des ONG et de personnalités suisses ne faiblit pas, alors qu'une série de procès est intentée à New York contre les entreprises et les banques étrangères accusées d'avoir collaboré avec le régime ségrégationniste.
La Commission vérité et réconciliation (TRC), mise sur pied en 1995 pour échanger confessions contre amnisties et saluée par la communauté internationale, n'a-t-elle pas réussi à régler le passé et à permettre au pays de se tourner vers son avenir, tous comptes réglés? "Certainement pas, parce que la TRC n'a pas abordé la question des "casseurs de sanctions internationales", qui ont permis au régime d'apartheid de se maintenir si longtemps", explique d'une voix posée Charles Abrahams, avocat principal dans le procès intenté à 23 firmes et banques étrangères, dont Crédit Suisse (CS) et UBS. "D'ailleurs, la conclusion des travaux de la TRC mentionnait le cas des entreprises qui devraient rendre des comptes pour leur complicité d'atteintes aux droits humains" poursuit-il.
Rencontré à Genève au mois de septembre dernier, où il venait s'entretenir avec ses partenaires de la Commission tiers-monde de l'église catholique (COTMEC), Abrahams fait partie de cette minorité de "coloured", comme on les appelle encore en Afrique du Sud, qui ne vit plus dans le township où il est né. Après avoir passé quatre années à défendre des criminels comme avocat nommé d'office, Abrahams s'est orienté vers une action "plus positive et porteuse de sens".
A voir l'énergie avec laquelle le système judiciaire sud-africain poursuivait les coupables de crimes de droit commun, souvent victimes eux-mêmes de "conditions de vie criminogènes" héritées de décennies d'apartheid,
Abrahams ne comprenait pas comment ceux qu'il identifiait comme les complices du régime – soit les banques et entreprises étrangères – pouvaient continuer à bénéficier d'une impunité complète. Aujourd'hui, Charles Abrahams mène un collectif d'avocats sud-africains dans la lutte pour obtenir des réparations. Le 11 avril 2002, ils ont déposé une plainte, au nom de 87 victimes, contre 23 multinationales et banques provenant de six pays (1).
Selon la plainte "Khulumani et al. Contre Barclays bank et al.", ces entreprises se seraient rendues coupables d'avoir soutenu le régime d'apartheid (lire encadré), favorisant la continuation de crimes comme le travail forcé, les détentions arbitraires, les exécutions sommaires, la torture et le viol. Les plaignants affirment que le régime raciste n'aurait pas pu se maintenir aussi longtemps sans la participation financière des accusés.
Quelle est la stratégie du cabinet Abrahams & Kiewitz, au Cap, associée au bureau d'avocats Cohen Milstein Hausfeld & Toll basés à Washington? "Nous avons choisi les Etats-Unis parce que nous ne voulions pas d'une juridiction criminelle comme il en existe en Belgique pour les cas internationaux, nous voulions une cour civile." La plainte Khulumani ("exprime-toi", en langage zulu), comme plusieurs autres dont les dénommées Nzebetsa et Digwamaje, ou encore celle de l'avocat Ed Fagan, se basent sur l'Alien Torts Claim Act (ATCA, loi étasunienne sur les plaintes pour dommages par des étrangers) de 1789, qui "accorde aux cours de districts (des Etats-Unis, ndlr) la juridiction pour des plaintes instruites par des étrangers pour des violations de lois des nations".
Pour Abrahams, "le meurtre extrajudiciaire, les détentions arbitraires et la torture tombent justement sous le droit coutumier des nations". Son opinion est renforcée par les nombreuses résolutions de l'ONU définissant l'apartheid comme un crime contre l'humanité. Dès 1967, la Commission des droits humains de l'ONU dénonçait les actions du gouvernement sud-africain comme étant "contraires au droit international".
Le bureau d'avocats étasuniens partenaire d'Abrahams dans la plainte Khulumani est animé par le "doyen des plaintes collectives", Michael Hausfeld. Il a obtenu gain de cause pour les riverains de la marée noire du Exxon Valdez, des employés de Texaco victimes de discrimination raciale, et des survivants de l'Holocauste dans leur action contre des banques suisses. Aujourd'hui, Hausfeld s'occupe également de plaintes contre des cigarettiers et l'industrie de l'amiante. "Les plaintes collectives vont s'amplifier, assure-t-il. Cette méthode de responsabilisation est devenue une nécessité dans un monde commercial interdépendant."
L'apartheid est condamné depuis cinquante ans par l'opinion publique, les intellectuels, et toutes les plus hautes instances des Nations Unies. La justice formelle viendra en dernier, "mais elle viendra", Abrahams est confiant. En attendant, les septante bureaux de l'association Khulumani, présents dans toutes les provinces sud-africaines, tentent d'améliorer le quotidien de ses 54 000 membres. L'association, fondée par les survivants et les familles des victimes de l'apartheid en 1995, dispense des soins, physiques et psychiques, et apporte une aide à ses membres pour qu'ils retrouvent une indépendance matérielle. En attendant la décision du Juge Sprizzo sur l'appel lancé en leur nom.

(1) Allemagne, Suisse, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Pays-Bas, France.


(encadré 1)
Complicité financière ?
"Chaque emprunt bancaire, chaque nouvel investissement est une nouvelle brique dans le mur de notre existence", déclarait le premier ministre John Vorster en 1976. Les ressources minières de l'Afrique du Sud font la prospérité du pays, mais elles ne valent rien sans la capacité industrielle de les exploiter et sans l'accès au marché international.
Aussi, l'Afrique du Sud dépendait de l'étranger pour alimenter et financer son industrie militaire, mobilisée tant dans les townships que dans ses interventions guerrières, en Angola, au Mozambique, et dans le Sud-Ouest Africain (actuelle Namibie).
L'Assemblée générale de l'ONU a tôt fait de se saisir de cette relation de dépendance pour tenter de mettre un terme au régime d'apartheid. Dès 1962, une résolution de l'ONU demande que les pays membres boycottent les produits sud-africains et s'abstiennent d'approvisionner ce pays.
Les résolutions provenant de l'Assemblée générale ainsi que du Conseil de sécurité de l'ONU vont aller en crescendo dans le même sens, jusqu'à la chute du régime en 1994. Pendant les mêmes années 1970, le Zurich Gold Pool (fondé par les banques CS, SBS et UBS) faisait transiter et commercialiser 80% des exportations d'or de l'Afrique du Sud.
Crédit Suisse était le lead manager pour plusieurs emprunts collectifs lancés par l'Afrique du Sud sur les marchés internationaux. Entre 1979 et 1982, l'UBS a financé plus de prêts à l'Afrique du Sud que toute autre banque. Entre 1982 et 1984, la banque est devenue le plus actif des lead managers d'emprunts collectifs du régime.
En 1985, quand les banques étasuniennes se sont retirées du pays, un "comité technique" de 260 banques, dont le CS et l'UBS, s'est réuni pour répondre à la demande de l'Afrique du Sud de geler sa dette de 14 milliards de dollars. Le comité accéda à la demande et évita un effondrement financier du régime. Trois mois plus tard, le budget de l'armée était augmenté de 30% et celui de la police de 50%.
Les banques suisses nommées et accusées ont maintes fois rappelé que la Suisse ne faisait pas encore partie de l'ONU, qu'à aucun moment elles ont participé aux politiques de l'apartheid et que la plainte serait combattue jusqu'au bout.
Un porte-parole du Crédit Suisse nous a rappelé que la Cour suprême des Etats-unis avait exclu que la "couverture" de l'ATCA (lire ci-dessus) soit étendue. Ce à quoi Charles Abrahams répond que les crimes dénoncés par Khulumani ne nécessitent pas une interprétation large de l'ATCA mais son application juste et complète.
Et l'UBS? Loin de reconnaître une quelconque complicité avec l'Afrique du Sud d'avant 1994, la plus grande banque suisse a tout de même entendu, voire reconnu le fond de la plainte, puisqu'elle a décidé en 2005 de cesser ses activités en Iran, en Corée du Nord, à Cuba, en Birmanie, au Soudan et en Syrie...

PRT / DATAS

(encadré 2)
La politique du couvercle
Aujourd'hui, il est difficile de se rendre compte que l'apartheid est tombé il y a douze ans seulement, tant la brutalité du régime semble dater d'un autre âge. Commençant par une expropriation totale des Noirs dès 1912, puis leur encasernement dans des townships d'où ils ne pouvaient sortir sans leur pass, la répression policière brutale et souvent aveugle s'est accrue au fil des ans. De disparitions en torture, le régime d'apartheid figure parmi les pires chapitres du XXe siècle.
Pourtant, il aurait été possible de mettre un terme plus rapidement à ce que l'ONU a maintes fois qualifié de crime contre l'humanité. C'est ce qui se dégage de la lecture de la lettre adressée au Conseil fédéral par 268 personnalités, ainsi que dix-sept ONG et églises, le 26 octobre dernier. La lettre demande au Conseil fédéral de s'excuser envers les victimes sud-africaines pour la politique suisse menée pendant le régime de l'apartheid, et de leur accorder des réparations.
Les signataires reprochent également à la Suisse d'avoir refusé de s'associer aux sanctions internationales contre l'Afrique du Sud. A Genève, la COTMEC, signataire de la lettre, est le "bras armé" de l'église catholique pour les questions de rapports Nord-Sud.
Martyna Olivet, chargée de campagne de l'organisation, dit avoir noté "des réactions encore plus virulentes de la part de citoyens que lors des plaintes sur les fonds en déshérence". A cela s'ajoute trois faits préoccupants: toutes les grandes banques et entreprises suisses sollicitées par les historiens ont refusé l'accès à leurs archives; pour l'instant, les autorités fédérales n'ont toujours pas réagi à la publication du rapport final du programme national de recherche sur les relations entre la Suisse et l'Afrique du Sud (PNR42+); certaines données concernant la coopération militaire de la Suisse avec Pretoria ont été censurées, et Berne continue à maintenir un couvercle sur ses archives concernant cette période de l'histoire.

PRT / DATAS