ANALYSE
Exploitations d’or et d’uranium : un couple ravageur
L’extraction conjointe d’or et d’uranium a commencé dans les années 1950 en Afrique du Sud, avec l’appui massif de capitaux anglais, étasuniens et suisses. Elle a culminé pendant l’apartheid, puis dans un contexte de guerre froide. Cette double exploitation ravageuse pour l'environnement se retrouve aujourd’hui dopée par une hausse des cours sur le marché international, et défendue par de puissants lobbies pro-nucléaires, dont les grandes banques helvétiques

Gilles Labarthe / DATAS

" L’uranium est la carotte qui danse devant nos yeux. Nous espérons la grignoter élégamment ". L’homme qui tient ses propos s’appelle W. S. Rapson, conseiller à la Chambre des Mines de la République sud-africaine. Nous sommes dans les années 1950 et le gouvernement de Pretoria cherche un moyen d’améliorer la rentabilité de ses nombreuses mines d’or, élément moteur de toute son économie.
L’idée d’utiliser comme sous-produit de l’uranium obtenu à partir de la boue de minerai qui reste, une fois l’or extrait, est mentionnée pour la première fois. Les contrats sont alors conclus avec le Comité sud-africain de l’Energie atomique. Ils inaugurent une ère nouvelle, où lobby nucléaire et lobby de l’or se soutiennent mutuellement. Le premier " boom miniature " sur l’uranium a bien lieu " au milieu des années 1950, quand les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, désireux de se constituer une réserve d’uranium à des fins stratégiques " signent " des accords à longs termes avec l’Afrique du Sud. Vingt-trois mines d’or extraient de l’uranium comme sous-produit. Trois mines furent même classées comme " produisant de l’uranium avec l’or comme sous-produit ", note le grand spécialiste Timothy Green, dans Le monde de l’or (1).
A l’Université de Lausanne, l’historienne Sandra Bott se souvient ainsi d’ " un document daté du 2 octobre 1952 qui concerne un accord secret entre le Gouvernement sud-africain, les USA et la GB pour l'exploitation et la livraison d'uranium à ces deux derniers pays ". D’autres pays ont-ils participé à la ruée vers l’uranium ? Oui : la Suisse. " La place financière et les industriels helvétiques ont investi dans les mines d'or également riches en uranium et cela dès la fin des années 1940 ", nous précise l’historienne.
Les transactions s’accélèrent à tel point qu’au début des années 1960, les besoins d’uranium à des fins militaires sont comblés pour les deux pays anglo-saxons.
Après la course à l’armement atomique, Pretoria se tourne vers un nouveau marché : les stations nucléaires civiles. Le lobbying or-uranium continue : dès les années 1970, la Chambre des Mines élabore " un grand plan de vente afin de donner à l’industrie sud-africaine toutes ses chances dans un monde qui se transforme en puissance nucléaire (…) Déjà, l’Allemagne de l’Ouest et la Suisse négocient avec la Chambre des Mines. La Suisse seule pourrait absorber un quart de la production annuelle d’uranium de l’Afrique du Sud si elle entreprend sur une grande échelle un plan de recherches nucléaires ", rappelle Timothy Green.
Trente ans plus tard, après la catastrophe de Tchernobyl et une période d’essoufflement, le double lobby " commerce de l’or " et " tout-nucléaire " affiche à nouveau une santé resplendissante. Le cours de l’uranium s’envole. L’or reste toujours très convoité, et les marchés asiatiques (Inde, Chine…) garantissent une demande en constante expansion. Les projets d’extraction conjointe or-uranium se multiplient aussi en Afrique du Sud : Denny Dalton Project, Dominion Uranium Project…
La place financière suisse, qui a fait fortune avec le commerce d’or extrait d’Afrique du Sud, du Ghana, ou du Zaïre de Mobutu, est de nouveau de la partie : Dominion Uranium Project a été lancé par la firme SXR Uranium One INC, soutenue par les grandes banques suisses. UBS a notamment fourni deux rapports de recherche, en novembre 2005 et mai 2006, servant à la " présentation de marché " d’Uranium One, note la société SRK Consulting. Crédit Suisse aurait avancé 4 millions de dollars dans l’aventure, selon un de ses rapports d’investissements datant d’octobre 2006. Hervé Prettre, chef du service de recherches commerciales, recommande lui aussi l’uranium et ses multinationales d’extraction comme nouvelle idée d’investissement. UBS et Crédit Suisse détiennent par ailleurs des actions dans la plupart des grosses multinationales minières actives dans l’or et l’uranium.
Quel monde les milieux de la haute finance sont-ils en train de nous construire ? Il faut lire leurs recommandations aux investisseurs, qui vantent partout l’uranium, pour le comprendre. Pacifistes et écologistes ont beau crier qu’il y a bien assez d’uranium sur la planète pour l’usage toxique et mortel qu’on en fait. Spéculateurs et banquiers ont réussi à créer une demande urgente. Si on continue de construire des centrales à ce rythme, les ressources énergétiques ne pourront plus suivre la demande dans une décennie, prédisent des spécialistes…
Les analystes d’UBS conseillent donc une " optimisation du portefeuille " combinant les métaux qui ont la côte : or et uranium, mais aussi platine ou cuivre. Un responsable secteur de Crédit Suisse souligne que c’est la cherté du brut qui a relancé le marché de l’uranium, retrouvant enfin " un état de grâce ". La banque privée genevoise Gonet tient aussi un discours très pro-nucléaire, affirmant que la combustion d’uranium produirait une " énergie propre " (lire ci-dessous). Aujourd’hui, " la nouvelle devise du marché, c’est : acheter et constituer des stocks d’uranium pour le long terme ", explique une revue sur les matières premières. Propulsée par des capitaux suisses, la ruée sur l’uranium ne fait que (re-) commencer.

(1) Timothy Green, Le Monde de l’Or, éditions Fayard, Paris, 1968

(encadré 1)
Après Tchernobyl, un " nouveau souffle " pour l’uranium
" Uranium: la résurgence du nucléaire le propulse vers de nouveaux sommets ". C’est sous ce titre que Roland Duss, économiste à la banque privée genevoise Gonet, présente tout l’intérêt du minerai radioactif dans un rapport de conseil aux investisseurs datant du mois d’octobre. Dans les esprits, la catastrophe de Tchernobyl aurait laissé la place à celle " d’énergie propre ". L’uranium bénéficierait " d’un changement de perception à l’égard du nucléaire est en train de s’opérer en Europe". C’est une chance, un " nouveau souffle pour le marché de l’uranium ", explique Roland Duss .
Tableau à l’appui et mentionnant les avis du Conseil mondial de l’énergie, M. Duss explique qu’ " il faut tripler la capacité du nucléaire d’ici 2050 pour respecter les engagements résultants du protocole de Kyoto". Des centaines de réacteurs en plus, c’est bien ce que les pays les plus industrialisés de la planète – notamment les puissances du G8 - nous proposent. " Le nucléaire compte pour 16% de la génération d’électricité dans le monde. A fin septembre on dénombrait 442 réacteurs en opération dans 30 pays, produisant environ 370 millions de mégawatts (MW). On compte 28 réacteurs en cours de construction dans 12 pays qui produiront 22,5 millions de MW. A cela s’ajoutent 62 réacteurs en phase de planification et 160 au stade de la proposition ", précise le rapport de la banque Gonet.
Si le marché de l’uranium reste actuellement bien plus modeste que celui de l’or (5 milliards de dollars contre 57 pour l’or en 2005) il est aussi en pleine expansion en raison du développement de l’économie asiatique, principalement chinoise. La Chine prévoit d’ailleurs de quintupler sa production d’énergie nucléaire d’ici 2020. De quoi " donner des ailes " à l’uranium.
Sur le marché au comptant, la spéculation bat son plein : " L’offre des mines ne remplit qu’un peu plus de la moitié de la consommation, alors que les stocks disponibles se contractent. Malgré une frénésie d’investissements en cours afin de développer de nouveaux gisements, l’offre d’uranium restera insuffisante au moins jusqu’en 2010. Il n’est dès lors pas étonnant que le prix de ce métal fort convoité s’envole. Il pourrait encore s’enflammer davantage dans un proche avenir ".
Les travaux d’extraction se poursuivent donc à un rythme soutenu sous la conduite d’une poignée de grandes multinationales minières (" majors "), tandis que la prospection, soutenus par tous les types d’investisseurs, est réalisée par les sociétés dites " juniors ". Dans le cas de l’uranium, "les budgets sont en ébullition" et près de 330 sont actives dans ce secteur. Majors et juniors bénéficient du soutien des banques et de leur intense travail de lobbying pro-nucléaire.
Beaucoup de travail reste à faire : " six compagnies produisent plus des trois quarts de l’uranium. Cameco et ERA (filiale de Rio Tinto) détiennent environ 20% du marché et Areva 12%. L’environnement de bas prix qui a prévalu de 1989 à 2003 a découragé l’exploration. Beaucoup de mines ont été fermées et peu de sociétés ont survécu. La fin de la guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie est la principale raison de l’effondrement des cours ".

Marc Trezzini / DATAS


(encadré 2)
Un géant du nucléaire qui cherche de l’or
Un minerai soutient l’autre, on assiste à quelques chassés-croisés dans les entreprises d’extraction: tandis que la multinationale canadienne Cameco, leader dans l’extraction d’uranium – elle fournit 20% de la production de la planète –, s’intéresse aussi à l’or en Asie centrale, via sa filiale Centerra Gold, des multinationales de l’or comme Barrick Gold ou Rio Tinto se penchent sur les gisements d’uranium… Sur le continent noir, seule la société AngloGold Ashanti extrait actuellement les gisements d’uranium d’Afrique du Sud, comme ceux de Vaal Reefs. En revanche la société sud-africaine UraMin espère prochainement prospecter quatre sites au Tchad, dont ceux de Sodje Mbaye et de Madagzang.
Un autre monstre du nucléaire présent dans la région est le groupe français AREVA, l'un des leaders mondiaux de la production d'uranium naturel (6’000 tonnes par an, soit environ 15 % de la production minière mondiale). AREVA dispose notamment de réserves d'uranium au Niger, mais se développe actuellement dans l’exploitation aurifère. " Le savoir-faire acquis par AREVA NC dans le domaine de l'uranium lui a également permis de diversifier ses activités dans la recherche et l'exploitation d'or, en particulier au Soudan, en Côte d'Ivoire, en Australie et en France ", explique un communiqué du groupe. D’autres projets pourraient être développés en Afrique de l’Ouest. Contactée à Paris, Gaëlle Arenson, rédactrice en chef d’Africa Mining Intelligence, confirme qu’AREVA est toujours actif dans la prospection et l’exploitation de l’or. Sur place, la concurrence avec les firmes anglo-saxonnes (sud-africaines, canadiennes, étasuniennes, anglaises, mais aussi australiennes) est rude. Signe des temps, " la filiale d’AREVA, Compagnie Minière Or SA, ou Cominor, a fusionné dans une opération de " reverse take-over " (prise de contrôle inversée, ndlr) avec le firme australienne La Mancha Resources . C’est le premier exemple français de création d’une junior à la façon anglo-saxonne – tout l’opposé de l’approche habituelle de l’Hexagone ", remarque Gaëlle Arenson.

Gilles Labarthe / DATAS