REPORTAGE
Etats-Unis : le désarroi des mouvements anti-guerre
(De retour de New-York, 02/05/2007) Le Congrès américain vient de voter un ultime projet de loi avalisant une rallonge de 124 milliards de dollars pour la guerre en Irak, assorti d'un "objectif" de retrait des troupes en mars 2008. Déçus par leurs représentants démocrates, boudés par les médias, les mouvements anti-guerre réclament désespérément l’arrêt total du financement de l'occupation armée et le rapatriement immédiat des soldats. Mais leurs forces sont dispersées. Ils pourraient se radicaliser…

Cécile Raimbeau / DATAS

" Voter pour le financement de la guerre, c’est se faire complice d’un crime ! ". Ces mots sont lâchés par un militant révolté, qui participe à une réunion des Progressive Democrats of America (PDA), l’aile gauche du Parti démocrate, dans un building de Manhattan. La scène se déroule quelques jours après l’approbation fin mars 2007 par la Chambre des représentants, puis par le Sénat américain, de texte de lois autorisant une nouvelle rallonge budgétaire de 124 milliards de dollars demandée par George W. Bush pour la guerre en Irak, plus de quatre ans après le début de l’intervention armée à Bagdad.

A l’issue de nombreux compromis, un dernier projet de loi a encore été adopté par la Chambre le 25 avril dernier. Il avalise le financement de la guerre, mais exige que l'administration de George W. Bush commence le retrait militaire de l'Irak au plus tard le 1er octobre 2007. La perspective du rapatriement peu sembler une avancée. Mais à l’étude des textes, on s’aperçoit que l’objectif final - que l'essentiel des troupes US aient quitté le pays au 31 mars 2008 - s’avère " non contraignant "…

Pour les anti-guerre qui ont téléphoné à leurs élus, submergé leurs fax de pétitions, c’est une défaite : " Plutôt que d’écouter leur conscience, des Progressistes ont reculé. Certains avaient pleuré les soldats décédés. Des larmes de crocodiles ! Cela me rend malade ! Je vais déchirer ma carte ! ", éclate le militant, furax, évoquant les 3’300 " boys " morts depuis le début des opérations en mars 2003 - auxquels il faut ajouter les 655’000 victimes civiles irakiennes, selon une étude conduite sur place par des médecins et dirigée par l’université Johns-Hopkins de Baltimore.

Seule la direction de la puissante organisation virtuelle anti-Bush MoveOn.org s’est déclarée satisfaite du vote des textes de loi. Mais qu’est ce que MoveOn, sinon une machine à récolter des fonds et des signatures qui se targue de représenter plus de trois millions de cyber-activistes ? Par sa position, l’organisation s’est isolée du reste des mouvements anti-guerre. C’est pourtant son avis qui a été relayé par les médias. Le vote controversé a ainsi été présenté comme une victoire courageuse des Démocrates sur George W. Bush, parce que le président refuse tout retrait des troupes et qu’il menace la loi de son veto. En effet, il juge inacceptable que le déblocage des fonds qu’il réclame soit conditionné à un calendrier de retrait de l'armée d’Irak.

Une victoire courageuse ? Plutôt de la lâcheté, répondent les " vrais " anti-guerre, qui accusent les Démocrates de ne pas vouloir faire de vagues en attendant le scrutin présidentiel de 2008. Pour beaucoup, le seul moyen à court terme de stopper le massacre irakien est bel et bien entre les mains du Congrès : il suffirait de rejeter le budget militaire. C’est ainsi que la guerre du Vietnam a pris fin en 1975. Après les élections législatives de novembre 2006, quand la Chambre et le Sénat sont passés majoritairement dans le camp démocrate, les anti-guerre ont beaucoup espéré de ce parti. En vain.

Les activistes de PDA comptent pourtant parmi les anti-guerre les plus pragmatiques. S’ils considèrent -comme les autres- que le Parti démocrate s’est éloigné de ses valeurs d’origine, ils militent toujours en son sein. Leur but : soutenir les efforts des personnalités démocrates les plus progressistes. Leurs mentors : le sénateur Russ Feingold, les députés Lynn Woolsey et Dennis Kucinich, qui ont proposé des lois en faveur d’un retrait rapide des troupes ou d’un refus du financement de la guerre. Le 28 avril a d’ailleurs été lancée une campagne nationale d'actions en faveur de l'impeachment de Bush et Cheney.

Sur qui s’appuyer si ce n’est sur la nouvelle majorité au Congrès ? Que faire, à part déchirer sa carte du Parti démocrate ? Frances Anderson, la coordinatrice PDA de New-York, insiste : " Il faut continuer à mettre la pression sur les élus ! " Au sein de l’organisation Code Pink où elle milite, la jeune femme anime l’occupation project : une campagne qui consiste à encourager les sit-in devant les bureaux des députés. Les activistes de Code Pink sont des femmes. Elles mènent à grand bruit leurs actions médiatiques, toujours vêtues de rose bonbon. Comme les Brigades de grands-mères pour la paix (voir ci-dessous), en tout petit nombre, elles attirent plus les caméras que des milliers de manifestants.

Depuis l’intervention armée US en Irak en mars 2003, les forces des mouvements anti-guerre se sont dispersées. Mais certains persistent : " les Américains doivent quitter l’Irak immédiatement ! " C’est le message simple qui unit aujourd’hui à New-York une nébuleuse composée de voisins, de paroissiens, de groupuscules d’extrême gauche, de vétérans, de pacifistes… La porte-parole de leur principale coalition -United for Peace and Justice- reconnaît qu’ils n’ont pas de plan précis : " Certains de nos militants disent que les Nations unies devraient envoyer des troupes de sécurité ; d’autres, que les Nations unies sont juste la marionnette des Etats-Unis. Certains veulent que les pays voisins s’engagent ; d’autres affirment que ces pays, alliés, seraient également les marionnettes de Bush ! Qu’importe !, s’exclame Leslie Cagan. Nous sommes d’accord sur un point : la position d’une armée étrangère d’occupation en Irak rend impossible l’avancée d’une solution politique. "

Actions de désobéissance civile, contre-recrutement (voir encadré)… à chacun sa méthode. " Un demi-million de personnes ont marché dans les rues contre la guerre dernièrement, et alors ? Quel est l’impact ? Il faut se radicaliser ! ", tranche Michael Harmon, un vétéran d’Irak âgé de 25 ans, devenu pacifiste. " Il faut " tax-résister ", ne plus payer de taxes, ni d’impots ! ", suggère-t-il. Depuis le vote pro-guerre démocrate, c’est aussi ce que préconise Cindy Sheehan, la plus connue des mères de soldat. Il aura fallu qu’elle monte un campement pour la paix baptisé du nom de son fils décédé en Irak, face au ranch texan de Bush, pour faire " la une " des journaux. Aujourd’hui, quand elle crie avec d’autres " peace Moms " : " non, bloquer le budget militaire n’est pas synonyme d’abandon des troupes ! Non, ce n’est pas anti-patriotique ! ", les médias ne l’écoutent pas. Ni les élus démocrates.

(encadré)
Des mamies combatives
Joan a fondé le groupe. C'était un jour de guerre en 2004. Elle était en colère «contre Bush et sa clique de criminels. Ce sont des monstres qui ruinent le pays et le monde!», dénonce-t-elle. En ouvrant Time Magazine, elle a eu un flash en découvrant l'image d'un Irakien de l'âge de son petit-fils, brûlé, mutilé, orphelin: «Le mot grand-mère a fait tilt. Je me suis dit que c'était médiatique!» Joan contacte ses copines, rencontre d'autres vieilles femmes. Les grands-mères utilisent Internet pour relayer leur message. Leur manifestation hebdomadaire attire vite une vingtaine de mamies, puis de vieux vétérans antiguerre. Mais peu de journaux s'y intéressent. Les mémés sont frustrées.
En octobre 2005, elles comptent bien défrayer la chronique. Leur stratégie n'est pas banale: à 18, elles décident de se faire enrôler dans l'armée. Les voilà qui débarquent au centre de recrutement de Time Square, au coeur du quartier des médias. Les militaires leur bloquent l'entrée. Elles font un sit-in, malgré leurs rhumatismes. La police vient les déloger. Elles passent six heures au poste, ce qui leur vaut une dépêche d'Associated Press. C'est gagné! On titre: «Des grands-mères arrêtées!»
En avril 2006, elles sont jugées. A la barre, chacune est appelée à expliquer ses actes. Pendant cinq jours, elles témoignent. Elles livrent 18 versions, 18 raisons d'arrêter la guerre. Leur procès devient celui de l'offensive en Irak. «J'ai voulu remplacer les jeunes qui y meurent pour qu'ils aient, comme moi, l'opportunité d'une longue vie!», déclare Joan. Vinie dénonce le business de la guerre: «En tant qu'Afro-Américaine, je suis consciente que l'argent dépensé pourrait être mieux utilisé pour l'éducation, le logement des pauvres.»
Leur dernière action s'est tenue fin mars 2007: avec des vétérans, des pacifistes, des personnalités, elles ont lu en continu les noms des victimes. Du lever au coucher du soleil, durant six jours.

Cécile Raimbeau / DATAS

Site Internet : www.grannypeacebrigade.org

(encadré)
Lycées: zones à démilitariser
Yaya est surtout composée de jeunes Afro-Américains. C'est ce qui fait son efficacité. En 2004, 36% des enrôlés pour la guerre en Irak étaient des gens de couleur. Les recruteurs militaires sont d'ailleurs plus actifs dans les quartiers populaires peuplés de Noirs et d'immigrés. Ils ont aussi l'autorisation d'entrer dans les lycées, grâce à la loi sur l'éducation promue par George W. Bush, intitulée: «Aucun enfant laissé en plan». Les antiguerre l'ont vite rebaptisée «Aucun enfant non recruté». Car cette loi comporte trois articles pernicieux stipulant que: l'accès des recruteurs militaires aux lycées doit être égal à celui des recruteurs de grandes écoles ou d'entreprises; le proviseur doit fournir aux militaires qui le demandent la liste des élèves avec leur adresse et téléphone; enfin, les lycées qui contreviendraient à ces règles verraient leurs subventions fédérales coupées.
Résultat, «les proviseurs ne refusent rien aux recruteurs militaires, d'autant qu'ils perçoivent l'armée comme une alternative au chômage», dénonce Christine Feliciano. Le principal argument des militaires est la promesse de bourses d'étude de milliers de dollars. Cependant, deux GI sur trois ne voient pas un centime de cet argent promis. Au mieux, les recruteurs oublient d'exposer les conditions restrictives de l'accès aux bourses. Au pire, ils mentent. Des recruteurs piégés par des caméras cachées ont même prétendu que la guerre en Irak était terminée!
«Contre-recruter», c'est d'abord distribuer un formulaire prévu par la loi qui permet à tout un chacun de refuser d'apparaître sur la liste confiée aux militaires. C'est ensuite rétablir la vérité, réorienter. Dans des centres de soutien scolaire, Yaya organise des ateliers où des vétérans racontent l'Irak. Yaya informe aussi sur des filières gratuites. Ses conseils d'orientation sont plus adaptés que ceux proposés dans les lycées, où les universités privées vendent leurs cursus comme des aspirateurs. Mais les moyens des contre-recruteurs sont dérisoires face à ceux du Pentagone.

Cécile Raimbeau / DATAS

Site Internet : http://drupal.yayanetwork.org