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ANALYSE
Plongée dans la contrebande de l'or africain
Tout comme la République démocratique du Congo, les Etats de l'Afrique de l'Ouest perdent chaque année des centaines de millions de dollars en raison des trafics d'or. La porosité des frontières, une corruption endémique et le manque de moyens de contrôle des autorités locales font le jeu des réseaux de contrebandiers qui exportent la marchandise en toute illégalité, à destination de Londres, Bruxelles, Amsterdam ou Genève
Gilles Labarthe / DATAS
Montagnes Atakora, nord du Bénin. Le "Grand marché", comme on l'appelle, est une mine d'or de petite envergure. Sa production n'est guère contrôlée par le gouvernement. Après quelques semaines de travail, Antoine et son équipe d'orpailleurs y ont extrait assez du minerai pour en dégager des paillettes d'or. Elles sont rassemblées et vendues à un premier commerçant, Martin (1), qui effectue ses achats aux abords de la mine. Cinq jours plus tard, Martin contacte Inoussa, son supérieur. Il lui revend les paillettes d'or à bon prix. Inoussa complète sa marchandise en rachetant également la production d'or locale qui lui est vendue par d'autres subalternes de son réseau: Theo et Ibrahim. Une fois qu'il a récolté suffisamment d'or, il part en taxi-brousse pour Natitingou, ville carrefour, puis il rejoint Cotonou.
Arrivé dans la capitale du Bénin, il se rend chez Ali, hommes d'affaires libanais, qui possède un bureau de commerce près du marché Maro-Militaire. Ali invite Inoussa dans une arrière-salle, lui sert un thé. Ils parlent business, pendant qu'un assistant d'Ali se charge de fondre l'or en petit lingot. On évalue ensuite la qualité, et le poids: 10 grammes. Ali propose 55'000 francs CFA , soit 100 euros. C'est bien en-dessous des prix du marché (à l'époque, plus de 500 euros l'once - 31 grammes). Inoussa tente de négocier à la hausse, mais Ali trouve différentes excuses : l'or récolté n'est pas assez pur, les prix sont fluctuants, et les perspectives pour le trafic d'or et des pierres précieuses, bien meilleures à Lomé, au Togo… La transaction est conclue. Ali ajoute la marchandise à un paquet de lingots qu'il prépare pour un de ses frères, en partance pour l'Angleterre. Le chargement ira de Lagos, au Nigeria voisin, pour atterrir à Londres, où l'or sera revendu à un bijoutier indien… A aucun moment, cet or béninois n'a été soumis à des taxes ou des obligations de déclaration. Ni sur le continent noir, ni en Europe.
C'est en étudiant le fonctionnement des réseaux du commerce de l'or en Afrique de l'Ouest que le chercheur et anthropologue Tilo Grätz est parvenu a retracer les différentes étapes et intermédiaires de la filière - de la mine artisanale jusqu'à la boutique de joailliers à Londres, Bruxelles ou Amsterdam (2). Secret de polichinelle, la contrebande de l’or africain était déjà avérée sous l'occupation coloniale. Elle suit son cours, escamotant par centaines de millions les revenus qui devraient tomber dans les caisses des Etats producteurs. Elle rappelle des souvenirs au coopérant français Benoît, qui nous évoque la nervosité palpable de contrebandiers aux douanes du Sénégal ou du Burkina Faso…
Profitant de la porosité des frontières africaines, de la corruption ambiante et du peu de moyens dont disposent les Etats régionaux pour circonscrire la production de l'or, ces réseaux de contrebande exfiltrent une partie des quelque 50 tonnes d'or - soit une valeur potentielle avoisinant le milliard d’euros - issues chaque année de l'orpaillage africain. Ce manque à gagner pèse lourd pour les économies sinistrées des pays d'Afrique de l'Ouest, qui connaissent depuis dix ans un véritable "boom minier" mais ne parviennent pas à surveiller l'activité réelle des multinationales d'extraction aurifère détenant des concessions sur les gisements les plus rentables.
"Contrairement à d'autres trafics illicites, les autorités locales en Afrique et dans les villes européennes ne font pas trop d'investigations pour l'or", explique Tilo Grätz. Tout au plus, les forces de l'ordre béninoise se livrent à des actes d'intimidation, voire des arrestations sur les sites exploités par des orpailleurs. Généralement, seul le premier niveau des intermédiaires opérant près de la mine - on peut compter quatre à six niveaux avant d'atteindre le revendeur libanais, indo-pakistanais, belge ou français qui tient sa boutique dans la capitale - risque de trinquer. Les gros bonnets de la contrebande coulent des jours tranquilles, tout comme les acheteurs européens.
Et contrairement au diamant, la question de l'origine de l'or mobilise peu l'opinion ou les pouvoirs publics. La contrebande de l'or représente pourtant, selon le GAFI, l'un des principaux vecteurs du blanchiment de capitaux (lire encadré). Le trafic d’or a aussi retenu l’attention d’Interpol, qui y a consacré une mission de surveillance (Opération stone). Le phénomène est encore plus nuisible, voire meurtrier quand il concerne des régions en conflit, comme les provinces de l'Est de la République démocratique du Congo (RDC). L'achat de cet or africain en Europe sert souvent à financer des conflits armés. Un des exemples les plus éclairants de ce genre de trafic nous a été donné lors de l'arrestation en novembre 2002 d'un trafiquant à l'aéroport de Bruxelles, en provenance du sud-Kivu (lire ci-dessous). La vente de l'or illégalement extrait de RDC alimentait entre autres des comptes bancaires suisses. L'affaire a débouché sur une demande d'entraide judiciaire avec la Confédération. Renseignement pris, c'est d'ailleurs la seule, l'unique affaire de blanchiment de capitaux liés au trafic d'or que notre Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent (MROS), rattaché à l'Office fédéral de la police, ait bien voulu signaler en huit ans d'exercice, alors que la Suisse est régulièrement citée comme plaque tournante de la contrebande.
Le dernier rapport annuel du MROS a été rendu public fin avril 2007. Il n'évoque aucun autre cas, alors que d'autres achats "d'or sale" provenant de RDC ou de zones sensibles - comme en Côte d'Ivoire - ont encore été documentés en 2005-2006 par le Conseil de sécurité des Nations unies. Ce dernier avait même demandé des sanctions contre une firme de raffinage suisse. Sanctions qui ne sont jamais tombées. Le Trésor américain, qui avait lui aussi promis des sanctions pour ce trafic avec la RDC, s’est limité le 30 mars 2007 à incriminer sept entreprises, dont trois sont liées au trafiquant d'armes russe Viktor Bout, ainsi que les deux principales sociétés d'exportation d'or ougandaises : Uganda Commercial Impex et Machanga Ltd. Il n’a annoncé aucune mesure à l’encontre des firmes occidentales, mentionnées depuis 2001 sur les rapports successifs de l'ONU.
Gilles Labarthe / DATAS
(1) Prénoms fictifs.
(2) Tilo Grätz, « Gold trading networks and the creation of trust : a case study from northern Bénin », Africa, n° 74 (2), 2004.
(encadré 1)
Un des principaux vecteurs du blanchiment
Le phénomène de la contrebande de l'or africain n'est pas nouveau: il était déjà déploré dans les années 1920 par l'administration coloniale française, qui voyait une importante source de dividendes lui échapper. A la veille des indépendances, ces réseaux, tout comme les comptoirs de vente d’or issu de l’orpaillage et de trafics clandestins à travers les frontières africaines, étaient bien connus des grandes banques internationales. « Le commerce de l’or comme du diamant est très lié à la contrebande, nous explique à Genève l’économiste suisse Mascha Madörin. Il y avait dans les années 1950 pour la Suisse un certain savoir-faire, il fallait connaître les bonnes personnes sur place ». Certains responsables de l'UBS allaient faire leurs emplettes directement à la source.
Comme le résumait à la fin des années 1960 le spécialiste du marché de l’or Timothy Green, une bonne partie des syndicats de la contrebande en Afrique étaient liés à des réseaux libanais, grecs ou irakiens, acheminant l’or en Europe, vers le marché libre de Beyrouth, ou le faisant entrer clandestinement en Inde et au Moyen-Orient. « L’or a une telle valeur qu’un solide contrebandier peut transporter 50'000 dollars sous sa chemise, dans les poches d’un gilet de toile spéciale », écrivait-il en 1968.
Presque 40 ans plus tard, c'est comme si rien n'avait changé. Les spécialistes du GAFI (Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux) considèrent que l'ampleur du phénomène de blanchiment sur le marché de l'or constitue une menace réelle. Il peut être lié au financement du terrorisme. Avec une demande et des cours de l’or en hausse sur les marchés mondiaux, cette menace s’inscrit dans la durée. L’or est un moyen d'échange universellement accepté. Sous forme de barres, de pièces ou de bijoux, l’or peut être fondu et refondu en lingots. Dans les paradis fiscaux, ces lingots échapperont à toute forme de taxation ou d’impôts. Contrairement à ce qui se pratique habituellement pour les dépôts bancaires, la détention d'or permet de garder l'anonymat et d'en modifier les formes…
Pour un réseau démantelé, combien subsistent ? Combien de syndicats de la contrebande et de trafiquants évacuent chaque jour d’Afrique la fabuleuse richesse de l’un des continents plus pauvres du monde ? Deux ans après la fin de l’apartheid, le General Attorney Andre P. de Vries estimait à Johannesburg que les activités des syndicats internationaux du crime causaient la perte de quelque 300 millions de dollars de revenus sur l’or, par an, à l’Afrique du Sud. L’entraide judiciaire requise auprès des destinataires de cet or (il y a dix ans, les autorités sud-africaines recherchaient en Suisse 7 tonnes d'or acheminées en contrebande), se heurte invariablement au secret bancaire et à la juridiction savamment complexe des pays hôtes.
Gilles Labarthe / DATAS
(encadré 2)
De l'or dans un sac à dos
Il était parti de la République démocratique du Congo... l’exemple de l’arrestation en novembre 2002 à Bruxelles, d'un trafiquant d'or en provenance du sud-Kivu, ressemble à une caricature. Le butin saisi à Anvers: 51 kilos d'or pur à 96%, représentant la production de deux semaines de la zone contrôlée par la guérilla pro-rwandaise du RCD Goma. A la tête du trafic de minerais, Aziza Kulsum, qui s’est enfuie à Kigali. C'est l'un de ses comparses qui a été arrêté en Belgique : depuis quatre ans, Zulfa Karil Panju, naturalisé Canadien, faisait le voyage de Bruxelles deux fois par mois avec la précieuse cargaison. L’or était simplement transporté dans des boîtes et des sacs en plastique, rappelle Glenn Audenaert, directeur judiciaire de l'arrondissement de Bruxelles-capitale. M. Panju portait son butin dans un sac à dos, tout simplement. Son bagage était déclaré « en transit ». Il a été inculpé de blanchiment: l'or est en effet exploité illégalement dans une zone occupée de la RDC, au profit de la guérilla qui a d'ailleurs posé ses scellé sur les colis... Le métal était fondu en lingots en Belgique et injecté sur le marché officiel en Grande-Bretagne. Les produits de la vente se retrouvaient sur des comptes en Suisse et en Belgique, à la Banque Bruxelles Lambert (BBL). La justice belge a depuis déterminé que ces comptes étaient liés à l'armée rebelle et servaient à acheter du matériel de guerre. Deux millions de dollars ont été bloqués - soit l'équivalent d'environ un mois seulement de trafic d'or.
Un rapporteur belge s’interrogeait devant le Sénat : « Je tiens à vous faire part de mon étonnement de constater que, pendant quatre ans, M. Panju a pu, tous les quinze jours, passer la frontière belge avec un sac de sport en bandoulière dans lequel se trouvaient (ses) kilos d'or (…). Venant de Kigali, il est passé par les contrôles aux rayons X à l'aéroport et les contrôles à l'entrée de l'avion, sans que la compagnie nationale qui l'embarquait - la Sabena à l'époque mais d'autres compagnies maintenant - ait jamais rien décelé, sans que les douanes rwandaises aient jamais rien trouvé. Et il s'est présenté (…) avec son sac plein d'or sans que personne ne lui ait jamais rien dit. Cela suscite quand même des questions très sérieuses sur l'efficacité des contrôles ». A raison de 100 kilos par mois pendant quatre ans, Panju avait acheminé à lui seul presque cinq tonnes d’or en Belgique.
Gilles Labarthe / DATAS
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