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Primeurs: grosse facture sociale pour les cultures marocaines
(Agadir, 10/09/2008) Les coûts de revient des légumes et des agrumes du Maroc sont encore plus bas que ceux de la production espagnole. Comment est-ce possible ? Non seulement les ouvrières agricoles travaillent dans des conditions déplorables pour moins de 5 euros par jour, mais les exploitations qui les emploient sont en train de transformer le pays en un désert, spoliant les ressources des familles de ces paysannes. Ces grandes fermes à capitaux marocains (notamment royaux), français et espagnols épuisent les nappes phréatiques d'une région déjà victime du réchauffement climatique

Cécile Raimbeau / DATAS

A l’aube, les routes du Souss Massa Drâa sont parcourues de camionnettes remplies d’ombres drapées : des ouvrières agricoles entassées. On les achemine vers de grandes exploitations à capitaux marocains (notamment royaux), français ou espagnols. Cette région semi-aride qui s’étale d’Agadir à Aoulouz entre l’Atlas et l’Anti-Atlas est la première zone de cultures de primeurs du Maroc. Elle produit 685 000 tonnes de légumes dont 95 % des exportations nationales de tomates, surtout écoulées sur le marché français d’octobre à juin. Vient ensuite l’agrumiculture avec une production de 666 000 tonnes dont la moitié part à l’export.
« Tomates, oranges… J’ai tout fait ! », soupire Kabira qui travaille depuis sept ans sans contrat, au gré des récoltes, pour 4,36 euros par jour (50 dirhams) selon le salaire d’usage. Fatiguée à 26 ans, elle raconte ce que bien d’autres ouvrières disent : « Nous n’avons pas le droit de parler. Quand une femme ne travaille pas assez vite, elle se fait insulter par les chefs. Dans certaines fermes, ils frappent avec des bâtons ». Dernièrement, elle a enfin reçu un relevé de la Caisse de sécurité sociale qu’elle brandit, en colère : « Sur toute ces années de travail, seuls trois mois ont été déclarés ! »
A Biougra, l’une des communes agricoles au cœur de la région, l’Association Marocaine pour les Droits Humains (AMDH) dénonce des cas de viol dans des fermes et le recrutement de fillettes de 12 ans. La vice-présidente Fatifa Sakr, sage-femme de métier, s’inquiète de la propagation du sida et de maladies sexuellement transmissibles à cause de la vulnérabilité sociale de femmes venues seules ou avec leurs enfants de douars éloignés. « Il n’y a pas de logements sociaux, rapporte-t-elle. Quelques sociétés proposent des logements à la ferme dans des conditions très précaires ».
Dans le douar Laarab sur la commune voisine d’Aït Amira, la délinquance ne cesse d’augmenter. Des travailleurs et des travailleuses agricoles louent des taudis pour 25 euros par mois ou dorment dans des abris de bric et de broc.
Le long de la route poussiéreuse qui mène à ce bidonville, des serres en lambeau s’écroulent sur des sols craquelés. Ce sont des sites récemment abandonnés par des exploitants à cause de l’augmentation des coûts d’irrigation.
« Ces fermes gourmandes en eau pompent à plus de 200 mètres provoquant un rabattement de la nappe phréatique de 3 mètres par an. Le déficit hydrique annuel de la région est passé à 240 millions de mètres cubes ! », s’alarme le commissaire régional aux Eaux et forêts. Le bilan de ces cultures inadaptées empiétant sur la forêt d’arganiers est dramatique, selon un rapport de ce service : « mortalité des arbres après érosion du sol et arrêts des apports d’eau ; mutation des structures sociales par le développement de l’agriculture de rente qui profite aux spéculateurs et pénalise les usagers locaux… »
Après avoir désertifié un endroit, les exploitations partent en assécher un autre. Guelmine, Dakhla, encore plus au Sud, sont les nouvelles zones phare. A El Guerdane, ce sont près de 3 000 hectares de vergers qui ont été abandonnés ou arrachés entre 1995 et 2002 en raison du tarissement des ressources hydriques. Un adducteur de 90 km est actuellement en cours de réalisation pour irriguer les cultures agrumières restantes. Il s’alimente dans les deux grands barrages qui ont été mis en service au-dessus d’Aoulouz entre 1990 et 2001. Mais depuis leur construction, des sources se sont taries ou affaiblies dans les alentours au détriment des paysans locaux.
Organisés au sein du Syndicat des paysans pauvres d’Aoulouz, les agriculteurs tentent de s’organiser pour faire face à ces « sécheresses programmées ». Ils ont mené une « marche rouge » des barrages à la ville, en 2006, après laquelle plusieurs ont été poursuivis en justice.
Contraints à planter du blé, de l’orge et du fourrage sur des terres desséchées, ces paysans lésés n’entendent pas baisser les bras : « Cette année, nous avons travaillé à perte. La récolte était maigre. Les oliviers n’ont rien donné non plus. Pour survivre, la majorité d’entre nous, est obligé d’aller travailler ailleurs », rapporte Driss Aakik, le secrétaire général. Des femmes de ces paysans sont devenues ouvrières agricoles. Elles n’ont pas eu le choix, comme Kabira dont la maison et les champs ont été immergés par l’un des barrages. La jeune Berbère mime le vol d’un avion en direction de l’Europe en s’exclamant : « Ici, walou ! » (rien !). A ce rythme, dans quelques années, il ne restera qu’un désert.

(encadré 1) :
« On ne réclame que nos droits ! »
« Sur les 70 000 ouvriers agricoles de la région [dont 70% de femmes] 15 000 sont déclarés. Et encore ! Beaucoup d’employeurs trichent sur le nombre d’heures ! », affirme Houcine Boulberj, le secrétaire régional du secteur agricole syndicat UMT (Union Marocaine du Travail). Conséquences : hyper-flexibilité sans indemnités chômage, pas de congés payés, ni de points retraite, pas d’assurance ni de congés maladie. « On commence seulement à parler des maladies du travail dues à l’usage de pesticides et de produits toxiques hors normes, ajoute M. Boulberj. En règle générale, les chefs disent aux malades de revenir quand ils iront mieux ! Qui ose contester est licencié ». Le droit de se syndiquer est seulement toléré chez quelques exploitants.
A titre d’exemple, l’entreprise à capitaux français Soprofel, l’une des plus importante de la région, qui distribue ses tomates en France et en Suisse (lire ci-contre) sous la marque « Idyl » ... « La direction a constitué un bureau syndical il y a trois ans, mais elle l’a infiltré », signalent les délégués de l’UMT et de la CDT (Confédération Démocratique du Travail), qui se sont peu à peu imposés. En début d’année, ils ont mené une série de grèves et de sit-in dans plusieurs fermes de cette société. « On ne réclame que nos droits : être déclarés, avoir des bulletins de paie, reconnaître nos heures supplémentaires, disposer d’un service médical ! Mais l’entreprise abandonne peu à peu des fermes faisant pression sur les syndiqués, puis en ré-ouvre ailleurs avec de nouveaux ouvriers », accusent-ils. Basée à Chateaurenard, dans les bouches du Rhône où nous l’avons contactée, la direction de cette société qui a doublé sa production en huit ans - 75 000 tonnes de primeurs au Maroc lors de la dernière saison - n’a pas souhaité s’exprimer.
Si elle est mise en cause par ses travailleurs, ce n’est pas la seule, ni la pire, pour les syndicalistes de la région. En s’appuyant sur les carences du code du travail marocain adopté en 2004, d’autres sociétés ont renvoyé des grévistes au motif « d’obstruction au travail ». Les délégués syndicaux des fermes appartenant aux domaines royaux à Chtouki dénoncent quant à eux une cinquantaine de licenciements sans indemnisation visant à se détacher d’ouvriers organisés : « Sous couvert de l’excuse du manque d’eau, c’est le développement syndical dans la région qu’ils veulent enrayer ! », sont-ils persuadés. Il existe heureusement des exceptions, note Erradi Lahbib, du comité administratif de la section agricole UMT : « L’espagnole Douna Export qui, depuis deux ans, a régularisé tous ses travailleurs, et paie leurs heures supplémentaires, fait office d’exception ».

Cécile Raimbeau / DATAS

(encadré 2)
Controverse sur les tomates sahraouies
« Tomates Cocktail, tomates Cerise, tomates Cerise Allongées « Etoile du Sud » présentent des qualités gustatives typées. Elevées dans la région de Dakhla, au sud du Maroc, elles bénéficient de conditions climatiques idéales et d'une lumière naturelle généreuse qui leur donnent saveur, jutosité et craquant ». C’est en effet un tableau idyllique que dresse le service de communication du producteur français Idyl, basé près d’Avignon (11 000 m2 d’entrepôts), pour ses petits agrumes. Ces derniers arrivent en Suisse rapidement, et en très bon état : Idyl garantit toute la chaîne du froid, par un transport « 100 % camions frigorifiques », ce qui permettrait « un gain de temps de plusieurs jours par rapport à l’acheminement maritime ».
La Suisse ne représenterait encore que 3 à 5 % de ce marché de fruits et légumes de primeurs - pilier de l’agriculture marocaine - essentiellement axé sur les pays de l’Union européenne (91 %)… mais la tendance est à la hausse. Comme le confirmait récemment Philippe Puech, directeur d’Idyl, qui compte 8 000 employés au Maroc : « Majoritairement, nos ventes se concentrent sur les pays frontaliers de la France ».
Les défenseurs de l’environnement peuvent souligner des réalités moins reluisantes : a-t-on déjà calculé l’empreinte écologique en émissions de CO2 de ces tomates savoureuses, dont certaines sont acheminées jusqu’à Moscou ? On sait d’ailleurs que le Maroc peine à se mettre au vert : les exportations marocaines de produits « bio » ne représentaient que 0,6 % des exportations globales de fruits et légumes en 2006. Autre écueil : en profitant du faible coût de la main d’œuvre marocaine (moins de 5 euros la journée), la tomate « marocaine » met à mal les exploitants de proximité français, mais aussi les producteurs espagnols.
Enfin et surtout : Dakhla se situe en fait en plein Sahara occidental, « sous occupation militaire et policière », rappelle le réseau international Western Sahara Resource Watch (WSRW). « La superficie agricole utile potentielle de la région est estimée à 1 million d’hectares. À ce jour, l’exploitation agricole est concentrée sur 529,5 ha à l’intérieur de six périmètres irrigués qui courent sur 1 434 ha, dans un rayon de 70 km autour de la ville de Dakhla ».
Les entreprises exploitantes comme Idyl ne recrutent pas d’ouvriers locaux mais recourent à des employés marocains. Les cultures implantées en plein désert risquent d’épuiser les réserves d’eau, captées dans des nappes souterraines.
L’entreprise franco-marocaine Azura est aussi présente sur ces nouveaux lieux stratégiques de production de légumes à prix défiant toute concurrence. « Pour ces pratiques, à l’instar des autres activités économiques imposées dans le territoire qu’il occupe, le Maroc peut être accusé juridiquement de pillage des ressources sahraouies en vertu des décisions de l’ONU », avance WSRW.

Gilles Labarthe / DATAS