REPORTAGE
Avoir 20 ans à Alger : l’âge de la désillusion ?
Filles ou garçons, issus d'un lieu aisé ou défavorisé, les jeunes Algériens sont de plus en plus nombreux à parler d'évasion. A 20 ans, leur rêve se limite souvent à une qualité de vie meilleure... sous d'autres cieux. Certains n'hésitent pas à aller au bout de ce rêve en risquant leur vie en mer, dans le sillage périlleux de l'immigration clandestine

Mekioussa Chekir / DATAS

Son regard fixe l’horizon éloigné de la grande bleue. Mohamed est plongé dans une profonde méditation. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il passe des heures entières à El-Kittani, un complexe sportif devenu un point de chute des désœuvrés, des couples et des familles de Bab-El-Oued. C’est l’un des quartiers les plus populaires d’Alger.

Toujours au chômage, ce jeune homme qui a 20 ans aujourd’hui ne cesse de ruminer les mêmes pensées : « Je ne vois pas d’autre issue à ma situation que cette mer. Je pense à la vie que je pourrai avoir si je réussissais à la traverser. C’est vrai, je n’ai pas été sérieux à l’école, mais je ne pensais pas que toutes les portes allaient se refermer sur moi. Chaque matin je me demande comment je vais passer ma journée. Je n’arrive pas à trouver un travail fixe, je me contente de bricoler de petits boulots, sinon je me débrouille comme je peux ».

En l’absence d’une situation stable, les chances d’obtenir un visa pour atteindre légalement l’eldorado auquel rêve Mohamed sont illusoires. Les discussions avec les copains tournent inlassablement autour de ce sujet, des filles qu’ils draguent, sans espoir de fonder de sitôt un foyer.

Les complaintes de Mohamed ne sont pas si différentes de ses aînés de 20 ans, ceux qui avaient son âge lorsque les jeunes de Bab-El-Oued se sont soulevés un 5 octobre 1988 pour dénoncer l’injustice et les mauvaises conditions de vie. Pris de court et de panique, le pouvoir autorisait, pour la première fois depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’ouverture du champ politique au multipartisme et l’avènement d’une presse plurielle. Ce tournant historique et décisif vers la démocratie fit de ce quartier un symbole du militantisme de la jeune génération.

« Quand j’entends parler de ces événements, je me dis : à quoi a servi la mort de ces innocents, puisque aujourd’hui, une bonne partie de la jeunesse algérienne ne pense qu’à fuir le pays ! », lâche Mohamed, plein de lassitude.

Khalida est ce qu’on peut appeler une fille atypique. Du moins pour une société telle que la sienne, qui voit d’un mauvais œil sa passion pour le football. D’autant plus qu’elle habite un autre quartier populaire, La Casbah.

Quartier mythique, qui renferme dans ses étroites venelles des pages glorieuses de la guerre de libération. Le réalisateur Gillo Pontecorvo l’a rendu célèbre grâce à son film « Bataille d’Alger », relatant le soulèvement de la population algérienne musulmane par le FLN contre le pouvoir colonial français.

Pendant la décennie écoulée, marquée par la violence du terrorisme islamiste, La Casbah fut l’un des principaux fiefs des groupes terroristes de la capitale. Ce sombre épisode est définitivement tourné. Les séquelles demeurent, surtout dans les attitudes misogynes encore accentuées par le poids des traditions sociétales.

Voilà pourquoi Khalida vit si mal son choix pour un sport d’ordinaire réservé aux hommes. « Pour aller m’entraîner, j’ai dû mentir à mes frères aînés en prétendant que je fais du basket. Car ils me disent toujours : « tu fais n’importe quel sport, mais pas le football ». Heureusement que mon père me soutient, ainsi que le reste de ma famille. En fait, mes frères sont gênés surtout par rapport au voisinage : c’est mal vu. J’entends toutes sortes de commentaires quand je pars m’entraîner, du genre : « va plutôt à la cuisine »… mais je m’en fiche. J’aime trop ce sport et j’entends continuer dans cette voie. Je rêve de faire carrière dans une équipe nationale de professionnelles ».

Khalida est déjà inscrite dans un club local, où elle évolue contre vents et marées. « Quand je tarde, je dis à mes frères que j’étais chez ma sœur mariée, autrement ils m’interdiraient de sortir ! ». Quand on lui demande si elle projette de quitter le pays pour mieux s’épanouir dans le football, c’est sans surprise qu’elle répond : « Pour rien au monde je ne raterais pareille occasion ! ».

Même son de cloche chez Mouloud, qui habite lui aussi ce quartier où il regarde, dos au mur, défiler les plus belles années de sa vie. C’est au milieu de la terreur intégriste que le jeune homme a grandi avec ses cinq frères et sœurs. Dans la maison, tous partageaient une seule pièce. Mouloud a quitté les bancs de l’école depuis huit ans. Il gagne de l’argent par la débrouillardise, vend parfois des vêtements volés par les copains. « Il n’y a que l’argent qui m’intéresse, car il n’y a pas d’avenir dans ce pays. A la première occasion, je quitte ce bled pour me faire une situation. C’est impossible de trouver du travail ici, même pour les diplômés. Si tu n’as pas de connaissances, tu crèves ! ».

Comme la majorité des jeunes de sa génération, il aime porter des vêtements griffés. Même quand on est chômeur et issu d’un milieu social défavorisé, l’apparence compte beaucoup - quitte à se procurer des fringues en détroussant d’honnêtes gens. Aucune notion de moralité ne semble ébranler Mouloud, qui semble avoir été endurci par la violence qu’il a connu dès son plus jeune âge. « Il m’est arrivé de voir des corps décapités, ça a fini par ne plus m’émouvoir. Aujourd’hui, je peux monter au maquis pour de l’argent, puisque je vois que les parents des terroristes décédés ont eu des indemnités alors que nous, nous sommes rongés par l’oisiveté ! ».

Le taux de chômage en Algérie, un pays ou les jeunes représentent plus de 70 % de la population, atteint 11 % selon des statistiques officielles. Il est de l’ordre de 17 % selon la Banque Mondiale. Devant les restrictions imposées pour l’obtention d’un visa Schengen, le phénomène de l’immigration clandestine a pris des proportions alarmantes. En 2005, 335 Algériens étaient interceptés en mer en tentant de regagner l’Europe. En 2006, le nombre des candidats à l’émigration illégale a été de 1016. Il sera de 1485 en 2007...

Nous quittons La Casbah pour nous rendre vers Sidi-Yahia. En quelques années seulement, ce quartier des hauteurs d’Alger est devenu la nouvelle adresse des plus nantis. Les enseignes étrangères se côtoient tout le long des nouvelles bâtisses. Aldo, Dixit, Etam, Celio… Et parmi les derniers arrivés, Mango. C’est dans un des salons de thé de ce quartier huppé, le « Cappuccino », que nous rencontrons Sarah et Amira, toutes deux 20 ans. Elles sont accompagnées de leurs petits amis. Pantalons moulants, cheveux ébouriffés et décolletés nonchalants, elles incarnent bien cette jeunesse algérienne aisée et « in », qui aime à afficher son émancipation et sa fortune en fréquentant ce type de lieux.

Sarah est fille de parents divorcés. Sa mère vit en France, alors qu’elle est restée en Algérie avec son père et son frère. Etudiante en architecture à la faculté d’Alger, elle ne manque de rien avec son père, importateur de métier. Pour autant, elle ne se sent pas vraiment heureuse et compétemment épanouie. « Mes 20 ans ? Je ne les ai pas sentis, je ne pense pas que ça soit tellement différent de mes 18 ou 19 ans ! », lâche t-elle comme une sentence.

Pourtant, contrairement à beaucoup de filles de sa génération, Sarah peut se permettre des sorties entre copains dans des lieux où les consommations sont chères. « On n’est jamais assez riches en Algérie, il m’arrive de dépenser 10000 DA (100 euros) la journée tellement la vie est chère! ». Elle avoue que même avec un père aussi « cool » que le sien, elle ne doit pas rentrer trop tard le soir. « Aujourd’hui, je suis encore là même après la nuit tombée : je profite du fait que mon père est à l’étranger. Vous voyez, on n’est pas à l’aise dans ce pays, les filles ne peuvent pas faire tout ce qu’elles veulent. Je sais que ma cousine qui vit au Canada et qui a le même âge que moi vit mieux ses 20 ans ! ».

Sa copine Amira semble plus révoltée par cette situation. « C’est à cause de lui que j’ai tardé à rejoindre mes cousins à Montréal, on est ensemble depuis 4 ans ! », dit-elle en pointant du doigt Samir, l’élu de son cœur. Combien de temps serait-elle prête à rester encore en Algérie ? « Une fois que j’aurai fini mes études d’interprétariat, j’envisagerai sérieusement le départ en espérant que Samir puisse me rejoindre par la suite ».

Piercing au bout de la lèvre supérieure, Amira fait partie de cette jeunesse qui a la rage de vivre et qui entend bien l’exprimer : « Lorsque j’entends ma tante qui a la cinquantaine me parler de ses 20 ans, je me dis que j’ai plus de liberté. Mais j’ai l’impression que pour nous, les filles, il faut arracher et imposer cette liberté ! ». Avant même d’avoir fini ses études, Amira travaille déjà à temps partiel dans des boîtes de communication. Une aubaine qu’elle doit aux connaissances de son père. Pour autant, elle ne peut s’empêcher cette conclusion pessimiste : « Avoir 20 ans en Algérie, c’est tout simplement malheureux ! ».