ENQUÊTES
Laboratoires d’analyses médicales : tempête dans un vase clos
(Genève, 11/12/2008) Rogner sur le coût des analyses médicales de laboratoire : c’est l’objectif de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). La mesure fait un tollé chez les médecins genevois, qui craignent pour l’avenir des petits laboratoires de cabinet. Certains dénoncent la cherté des réactifs en Suisse. D’autres, la dérive de pratiques clientélistes et peu transparentes, comme la rétribution à outrance de médecins par des laboratoires d’analyse commerciaux – qui en définitive, coûte cher aux assurés

Gilles Labarthe / DATAS

Très contesté, le principe de révision des tarifs des analyses médicales de laboratoire, échafaudé par Peter Indra, vice-directeur de l’OFSP, reste soutenu contre vents et marées par Pascal Couchepin. Le Conseiller fédéral en charge du Département de la santé l’a encore défendu cette semaine devant le Conseil national. La révision devrait progressivement entrer en vigueur dès 2009, alors que dans le milieu médical, cette nouvelle mesure d’économie fait l’unanimité contre elle (lire Le Courrier du 9 décembre). Elle a au moins un mérite : celui de réveiller l’attention sur des pratiques clientélistes, dispendieuses et peu transparentes. Elles auraient cours dans un secteur particulièrement lucratif : celui de laboratoires privés, menant aujourd’hui 15 % des analyses médicales en sous-traitance.

Le phénomène avait déjà l’objet de vives polémiques il y a quatre ans, certains accusant notamment un laboratoire genevois de concurrence déloyale : ses dirigeants auraient offert de confortables rétributions aux médecins qui leur faisaient parvenir des échantillons pour analyse. L’Association suisse des assurés (ASSUAS) s’était à l’époque insurgée contre une pratique qu’elle estimait « incorrecte ». Avec Me Poggia, elle avait déposé plainte auprès de la Commission de surveillance des professions de la santé à Genève. L’ASSUAS dénonçait une «commission déguisée», qui inciterait les praticiens à s’adresser à ce laboratoire plutôt qu’à un autre (lire encadré).

A priori, rien n’empêche qu’un médecin soit rémunéré par un laboratoire commercial, si c’est pour un travail effectivement accompli. En l’occurrence : prélèvement d’un l’échantillon (prise de sang, par exemple), conditionnement et enfin, interprétation finale des résultats d’analyse, comme nous l’explique le docteur Philippe Fontaine, vice-président des généralistes à l’Association des médecins du canton de Genève (AMG), qui fait souvent appel à un laboratoire privé régional, appréciant la qualité et la rapidité de leurs services. Une rapidité qui permet d’effectuer au plus vite le diagnostic du patient et de le soigner au mieux – et c’est donc tout à son avantage. Comme au final, à l’avantage des assureurs.

Reste un problème : le mode de rétribution (en argent liquide) et le barème de rétribution (à la minute, c’est-à-dire en fonction du temps que le médecin déclare avoir passé pour ces tâches). Ce « système » est souvent décrié au sein même de la profession, au nom du respect du code de déontologie : certains praticiens peu scrupuleux pourraient y voir « une incitation à arrondir les fins de mois », admettent plusieurs spécialistes. « Il s’agit d’un dysfonctionnement de l’Office fédéral de la santé publique, qui n’explique pas en quoi cette pratique est autorisée », martèle à Genève un professionnel connaissant bien le dossier.

La possibilité de largesses est d’autant plus grande que, dans le vase clos des laboratoires privés, on se livre une rude bataille pour se positionner sur ce marché. « Le laboratoire genevois avait été dénoncé à l’organisation faîtière des assureurs Santésuisse en 2004 par un responsable de laboratoire concurrent », rappelle un informateur.

Depuis quelques semaines, l’annonce de révision des tarifs voulue par Pascal Couchepin semble avoir réactivé des manœuvres de délation – anonymes et invérifiables en l’état, mais éclairantes en général. Un premier témoignage dénonce ainsi un dirigeant de laboratoire privé, concurrent au géant Unilabs (leader européen avec plus de 50 laboratoires et plus de 1500 collaborateurs opérant dans six pays, pour un chiffre d'affaires de 313,9 millions l’an dernier). Le quidam aurait « fait fructifier son affaire en versant à des médecins des commissions de consultants dans le simple but de les attirer vers lui. Ces pratiques ont sans doute toujours eu cours dans le secteur médical, mais X (son nom ne sera pas précisé, ndlr) les a rendues systématiques en payant directement des médecins, ce qui s’apparente à de la corruption ».

Dans la même veine, un médecin à la retraite accusait publiquement un concitoyen d’agissements similaires, en s’étonnant que cette personne, par ailleurs important actionnaire de plusieurs laboratoires, échappe à l’impôt en Suisse grâce à une domiciliation officielle dans un lointain paradis fiscal sous les tropiques. En réponse, une plainte pour « diffamation et calomnie » vient d’être déposée.

« Il y a toujours quelques brebis galeuses, ce n’est pas pour autant qu’il faut noircir toute la profession, regrette en Suisse romande le responsable d’un institut de santé, qui préfère lui aussi parler sous couvert d’anonymat. On sait que des laboratoires privés fournissent du matériel, des réductions sous la table. Ce serait aux autorités de fonctionner pour mieux réglementer la situation ».

Les abus sont confirmés, mais aucun nom ne filtre : « ce n’est pas possible, nous sommes tenus par le secret professionnel et la confidentialité des données. Mais nous avons été confrontés à des cas du même genre à plusieurs reprises. Nous n’avons jamais pu obtenir de preuves écrites concernant ces pratiques de rétribution de médecins par des laboratoires commerciaux. Nous condamnons les dysfonctionnements, mais ne pouvons rien faire de plus ».

Les démarches de publicité et fidélisation des laboratoires privés auprès du corps médical peuvent paraître bénignes. « Il est clair qu'un médecin est bombardé de publicité pour des "soit-disant" nouveaux médicaments révolutionnaires et qu'il reçoit des "petits" cadeaux, stylos et autres gadgets », résume Philippe Carruzzo, secrétaire général de la SwiMSA – l’association des étudiants en médicine suisse. « En ce qui concerne la pratique des "cadeaux d'entreprise" et avantages en nature, je pense que la situation en Suisse est probablement la même qu'en France », ajoute le secrétaire. C’est-à-dire, courante et parfois avec des moyens conséquents. Dernier cas récent qui nous a été signalé en Suisse romande : celui d’un spécialiste influent qui a gracieusement reçu d’un laboratoire privé le rééquipement complet de son cabinet. Valeur : 60 000 francs de matériel.


(encadré 1)
Pas de noms, pas de suites
Contactée à la Commission de surveillance des professions de la santé à Genève, Mme Blanchard ne souhaite faire « aucun commentaire sur la conclusion » que ladite commission avait donné à l’affaire de rétributions de médecins par un laboratoire d’analyse médicales privé qui lui avait été soumise par l’ASSUAS - la seule du genre qu’elle ait eu à traiter depuis 2004. Elle confirme toutefois que les ristournes abusives entre laboratoires privés et médecins sont « contraires à l’article 83 de la loi sur la santé », prévenant les collusions d’intérêt et les arrangements financiers de ce type.

C’est ce que nous rappelle aussi à Berne le docteur Jacques de Haller, président de la FMH-Fédération des Médecins Suisses : « Les commissions sont une habitude admise dans de nombreuses professions, mais en aucun cas en médecine: l'indépendance de jugement du médecin est d'une importance cardinale dans son activité, et cela a conduit depuis des siècles à interdire strictement tout "compérage", comme on l'appelle. Cela n'exclut pas l'indemnisation de certaines tâches ou fonctions, hors tarif, mais la proportionnalité de l'indemnité doit être garantie; toute "ristourne" supplémentaire doit, selon la loi et notre Code de déontologie, être reversée au patient ou à son assureur ».

Rapidité d’analyse, compétence du personnel, infrastructure à la pointe du progrès, automatisation du traitement, envoi des résultats par Internet… les quelque 200 laboratoires privés ne manquent pas d’arguments pour convaincre de leur efficacité et seconder utilement les 7585 petits laboratoires de cabinets médicaux et les 558 laboratoires du milieu hospitalier recensés en 2007. Mais depuis quelques années, les laboratoires commerciaux proposant les résultats d’analyse via Internet – ils sont de plus en plus nombreux à le faire – sont particulièrement exposés aux critiques.

« S’il y a diminution dans le coût des analyses en confiant les échantillons à des laboratoires privés, cela devrait se répercuter sur le patient, qui devrait payer moins cher. De même, si le médecin est rétribué par un laboratoire privé, ou s’il reçoit gratuitement du matériel. Or ce n’est pas le cas : le patient paie la même chose ! », s’indigne un connaisseur, qui souligne un cas limite : « Je trouve assez fort qu’un praticien puisse être rétribué pour des prétendus services de pré- et de post-analyse s’il envoie ses patients faire directement la prise de sang au laboratoire privé, puis reçoit les résultats sur le web ».

Dérapages isolés, ou pratiques courantes qui en définitive coûtent cher au système de santé et aux assurés ? La Suisse alémanique n’est pas épargnée par le phénomène. Pris au fait, des laboratoires suisses alémaniques s’étaient retrouvés dans le collimateur des services fédéraux. Joint au siège de Santésuisse, Félix Schneuwly, chef du département politique et communication, se souvient : « On a eu des cas où l’on sait que l’argent n’as pas été payé correctement, comme il y a quelques années, par un laboratoire de Zurich. Mais maintenant nous n’avons pas de preuve que cela se pratique encore. Faute de preuve, c’est donc difficile de faire aujourd’hui ce type de reproches à un laboratoire - même si l’on sait qu’avec les tarifs qu’ils affichent, ils en ont les moyens ».

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
Economie, ou coût social ?
« Le souci qu’on a en ce moment avec cette mesure de révision des tarifs, c’est que les médecins ont peur pour leur laboratoire de cabinet », explique à Berne la Conseillère aux Etats Simonetta Sommaruga. Ces petits laboratoires effectuent aujourd’hui environ 54 % des analyses, contre 30 % pour les laboratoires rattachés aux hôpitaux. Ils seront les premiers à souffrir de la nouvelle ordonnance prévue par l’OFSP. « Ce qui m’étonne, poursuit l’élue socialiste, c’est que les médecins ne se battent pas plus pour faire baisser le prix des produits réactifs » nécessaires aux analyses des échantillons.

Ce n’est pourtant pas faute de dénoncer la situation. Pour le docteur Philippe Fontaine, baisser le prix des réactifs chimiques serait aussi une solution. L’ennui c’est que l’idée « se heurte à la pharma toute puissante, qui vend ses réactifs suisses bien meilleur marché en Espagne », commente le généraliste genevois. Il ajoute : « les médecins se sentent un peu aigris, ce sont encore des mesures qui mettent notre profession en péril, et la qualité du service. Les gens sont très en colère : plus de 45 000 lettres signées par des patients ont déjà été envoyées à Monsieur Couchepin ».

La mort des petits laboratoires de cabinet médicaux devrait, en toute logique, signifier un accroissement des analyses déléguées notamment aux laboratoires privés, qui ont les reins solides - financièrement parlant. Mais aussi, des centaines de licenciements pour le personnel des laboratoires dotés de peu de moyens. « Le coût social sera plus grand que l’économie des quelque 250 millions de francs suisses escomptés par les autorités fédérales grâce à une révision à la baisse des tarifs des analyses », conclut un observateur.

Gilles Labarthe / DATAS