ANALYSE
Toxiques : la Suisse fait monter le niveau du mercure
L’Union européenne prohibera dès 2010 les importations et exportations d'un des plus gros polluants de la planète : le mercure. L’interdiction va dans le sens de dispositions initiées aux Etats-Unis par le nouveau président Barack Obama. Or la Suisse reste l'un des principaux revendeurs de ce toxique persistant et mortel

Gilles Labarthe / DATAS

Responsable de pollutions meurtrières, d’intoxications alimentaires graves, de troubles neurologiques irréversibles entraînant la paralysie… le mercure figure au hit-parade des produits toxiques persistants pour l'homme, l'animal et les écosystèmes. En phase avec les préoccupations environnementales de leaders politiques américains, dont le tout nouveau président des Etats-Unis Barack Obama (lire encadré), l’Union européenne a voté en été 2007 une nouvelle loi prohibant les exportations et importations de mercure. Bonne nouvelle : elle entrera en vigueur dès 2010 (1). La mesure vient répondre à des campagnes internationales qui réclament depuis longtemps l’interdiction du toxique mortel (voir ci-dessous).

La Commission européenne planchait depuis plusieurs années sur les dispositions à prendre pour limiter la catastrophe. A priori, la politique de précaution globale des Etats membres semble assez cohérente sur ce point. Ainsi en France, le journal spécialisé Développement durable rappelle que l’usage du mercure serait déjà « très restreint dans le domaine des instruments de mesure (thermomètres, baromètres), des amalgames dentaires, ou dans l’industrie du chlore et de la soude. Le mercure est appelé à céder progressivement la place en Europe à des solutions moins dangereuses ».

Sur un autre plan, la production européenne de mercure issue du minerai est aussi en chute libre. Elle est tombée de 770 à 22 tonnes en 2006. L’Espagne était encore en 2003 le plus gros producteur de ce toxique persistant : un tiers du mercure mondial extrait, avec 745 tonnes dégagées du district minier d'Almadèn, situé à 300 kilomètres au sud de Madrid. La mine a fermé en mai 2005.

Mauvaises nouvelles : « la compagnie Minas de Almaden continue cependant de vendre du minerai traité et stocké de longue date, dont la quantité est estimée entre 3 500 et 7 000 tonnes », informe une source du gouvernement français. Aujourd’hui encore, l’Europe reste le premier vendeur de mercure au niveau mondial, exportant en moyenne un millier de tonnes par an, principalement en direction des pays en développement - aux normes environnementales moins strictes - pour les sites d'extraction aurifères notamment (procédé d’amalgamation).

Jusqu’à 30% de ce mercure « européen » serait issu de déchets (piles, lampes fluorescentes), de l'incinération des résidus (industriels, municipaux, hospitaliers, boues, etc.), ou du traitement de métaux non ferreux.
La Suisse, qui s’est pourtant dotée de mesures de restriction calquées sur les directives européennes, se hisse parmi les premiers pays d’exportation sur le marché : encore 327 tonnes en 2004, alors que le pays n’en importerait officiellement que 8 tonnes par an en moyenne, et que les besoins pour les usines helvétiques (chimiques, surtout) n’excède pas 2 ou 3 tonnes par an.

L’importance des résidus et autres déchets industriels suisses contenant du mercure, aussi signalée par des environnementalistes étrangers, ne suffit pas à expliquer ce surplus. Une explication possible : la Suisse sert de pays intermédiaire pour l’exportation de toxiques. Cela paraît d’autant plus aisé que l’Ordonnance sur la réduction des risques liés à l’utilisation de substances, de préparations et d’objets particulièrement dangereux (RS 814.81) contient pléthore d’exceptions (2). Elles ne font pas qu’éviter de pénaliser le secteur chimique ou énergétique. Ainsi, l’interdiction « ne s’applique pas à l’importation de préparations et d’objets contenant du mercure qui sont uniquement affinés ou emballés différemment en Suisse et sont ensuite entièrement réexportés ».

Cette exception peut être largement interprétée. Encore récemment, des experts de l’ONU s’interrogeaient à ce propos sur les écarts importants des montants d’importation et d’exportations suisses officiellement déclarés.
Avec le rapprochement de l’échéance de 2010, que va-t-il advenir de ces milliers de tonnes de mercure présents sur le territoire de l’Union ? Nombre d’observateurs craignent que les principaux acteurs occidentaux de ce marché très discret ne mettent les bouchées doubles pour écouler au plus vite les surplus, en ayant une fois de plus recours à des Etats - plaques tournantes pour déverser in fine dans les pays du Sud des déchets toxiques produits au Nord.

En bref : pas question de tout stocker, enfouir et neutraliser en Europe, cela coûterait trop cher (entre 1 000 et 10 000 euros la tonne, selon les estimations) et représenterait aussi un manque à gagner (de 10 à plus de 100 euros le kilo pour du mercure distillé, pour un marché très fluctuant).
Pour faire face à un lobby économique imposant, Bruxelles aurait prévu des portes de sortie : l’interdiction de l’UE frappant la vente de mercure ne sera que progressive, assortie de conditions complexes.

« Moi, je dirais plutôt que cette loi, c’est une fumisterie, s’indigne en France Patrice Halimi, médecin et secrétaire de l’ASEF, Association Santé Environnement France. Entre la date prévue pour la fin des importations et celle fixant l’interdiction de la vente, il y a une marge ». Les fonctionnaires de Bruxelles l’ont aménagée pour ne pas froisser « des intérêts financiers majeurs », selon lui.

Le problème, c’est que cette loi est précisément montrée en modèle pour définir les mesures à envisager au niveau de traités internationaux, et sous l’égide des agences de l’ONU. Réuni en décembre dernier à Bruxelles, le Conseil européen des ministres de l’Environnement s’est encore félicité par la voix de sa présidence, les français Jean-Louis Borloo et Nathalie Kosciusko-Morizet, d’avoir « adopté des conclusions (qui) permettront à l’Union européenne de s’appuyer sur une feuille de route à la fois ambitieuse et flexible pour mener à bien les négociations internationales sur le mercure, qui auront lieu dans le cadre du 25ème conseil d’administration du Programme des Nations Unies pour l'Environnement » - PNUE, Forum ministériel mondial sur l’environnement (GC/GMEF).

Ce prochain sommet, qui réunira dans une phase décisive les experts du Groupe de travail spécial sur le mercure, structure créée en 2007 et dépendant du Programme des Nations Unies pour l'environnement – PNUE, aura lieu du 16 au 20 février 2009 à Nairobi (3). Thème principal : «Mondialisation et environnement, crises mondiales: chaos national? ».

Notes:
(1) Résolution législative du Parlement européen du 20 juin 2007 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'interdiction des exportations de mercure métallique et au stockage en toute sécurité de cette substance.
(2) Voir : http://www.admin.ch/ch/f/rs/814_81/app8.html
(3) Voir : http://www.unep.org/gc/gc25/french/


(encadré 1)
Un chantier de plus pour Barack Obama
« Etant donné que le mercure est un polluant au niveau international répandu à la fois localement et globalement, toute stratégie qui permettrait de réduire le taux de mercure dans l'environnement doit aussi inclure la réduction du volume de mercure vendu sur le marché international » : c'est en substance le message que Barack Obama, alors sénateur de l’Illinois, avait expédié en novembre 2006 au département américain de l'Energie. Sa missive réclamait aussi une explication sur l'intention du département concerné de vendre 1 300 tonnes de mercure, un surplus stocké dans les laboratoires nationaux à Oak Ridge.
La même année, Barack Obama avait aussi proposé devant le Congrès une loi - similaire aux propositions débattues à la Commission européenne - visant à interdire l'exportation des stocks de mercure. La mesure devait concerner le département américain de l'Energie, mais aussi de la Défense, qui réfléchissait à cette époque à l'avenir d'une réserve de 4 000 tonnes placée sous sa responsabilité.
Après deux ans de bataille, la Mercury Export Ban Act of 2008 (4) a finalement été votée, puis signée par George W. Bush en octobre 2008. Une demi-victoire, sachant que l’interdiction de l’exportation n’interviendra que dès 2013. D’ici là…
Le fait que les Etats-Unis détiennent des réserves de toxiques persistants aussi impressionnantes, et cherchent toujours à les écouler, n’a rien d’étonnant : les USA ont représenté pendant trois quarts de siècle - de 1901 au début des années 1970, où une prise de conscience sur les questions environnementales et un début de réglementation ont freiné la production - le principal pays producteur et exportateur de mercure vierge (issu de l’extraction), grâce entre autres à leurs exploitations minières en Californie, Utah, Nevada... Ce à quoi s’ajoutent les milliers de tonnes de mercure cumulées issues des déchets industriels et autres résidus, pendant des décennies.
Sur le front écologique, c’est donc un chantier colossal qui attend le nouveau président des Etats-Unis, pays qui représente (une fois de plus) le plus gros pollueur de la planète.

(4) Mercury Export Ban Act of 2008, « prohibits the transfer of elemental mercury by federal agencies, bans U.S. export of elemental mercury by 2013, and requires the Department of Energy to designate and manage an elemental mercury long-term disposal facility ».

(encadré 2)
En campagne pour un taux zéro
En Europe, la campagne internationale ZeroMercury (« Un Taux Zéro de Mercure », (5) ) a pour but ultime d'éliminer non seulement les émissions, mais aussi l’offre et la demande en mercure sur le marché mondial. Les prémisses de cette action remonte à 2004, au moment où le Bureau Européen de l’Environnement (BEE, fédération comptant plus de 140 organisations environnementales) a lancé le projet en collaboration avec le réseau international Ban Hg Working Group.
A Bruxelles, Elena Lymberidi, chargée de campagne ZeroMercury, confirme que bien des pays dont « les Etats-Unis, la Chine, l'Inde, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ne veulent pas de traité » contraignant sur ce marché. Il en va de leurs intérêts économiques et industriels.
Entre spécialistes des ONG, représentants de l’Union européenne et experts des Nations unies, un point fait l’unanimité : le manque d’informations sur le marché international de ce produit classé dangereux, en principe soumis à des déclarations d’exportation.
Publié en France, l’Annuaire statistique mondial des minerais et métaux ressemble à un texte à trous avec seules quelques données apparentes. Aucun détail sur les importations et exportations de la Chine, devenu le plus gros producteur mondial de mercure (800 tonnes en 2006) avec le Kirghizistan (une moyenne de 400 tonnes). Les Etats-Unis conservent une moyenne d’exportation de 400 tonnes de mercure (surtout des résidus de l’industrie).
Le « commerce illicite de mercure » reste d’ailleurs une des préoccupations majeures du Groupe de travail spécial sur le mercure du PNUE, qui tente de mettre en œuvre des outils de régulations à l’échelle mondiale, en commençant entre autres par « réglementer et éliminer progressivement la vente de mercure provenant de l'extraction minière ». Un bémol : ce Groupe se limite à proposer des mesures volontaires pour les Etats.

(5) Site de la campagne: http://www.zeromercury.org