SANTÉ
The Global Fund piégé par le « Carlagate »
(Genève, 28/01/2012) Invité du Forum économique mondial à Davos, le Fonds mondial pur la lutte contre le sida - Global Fund - fête ses dix ans d’existence. L’anniversaire de cette fondation de droit suisse, basée à Genève et qui gère plus de 2,4 milliards de dollars par an, est troublé par une série de révélations impliquant Carla Bruni-Sarkozy et son entourage, qui ont forcé son directeur, le médecin français Michel Kazatchkine, à démissionner

propos recueillis par Gilles Labarthe / DATAS

Chercheur et journaliste, Frédéric Martel est un spécialiste des agences onusiennes et fondations internationales actives dans la lutte contre le sida. Son enquête publiée début janvier 2012 dans le magazine Marianne est la première qui a révélé ce que la presse française, mais aussi anglo-saxonne et allemande, évoque aujourd'hui comme le « Carlagate ». Une affaire qui ne porte « que » sur quelques millions de dollars, mais fourmille d’enjeux très embarrassants pour l’Elysée et Nicolas Sarkozy, à trois mois de l’élection présidentielle. Interview.

Frédéric Martel, quels sont les premiers indices qui vous ont lancé sur cette piste?
(Frédéric Martel ) - Tout est parti d’un point très précis : j'enquêtais sur la Fondation Carla Bruni-Sarkozy, créée en avril 2009 et dont le but principal est de combattre l’illettrisme. C'est l'objet d'un chapitre complet, très critique, dans mon dernier livre, qui vient de paraître (1). Depuis le début, les activités philanthropiques de sa Fondation tournent au ralenti. Elles témoignent d'un drôle de mélange des genres. Je me suis aussi aperçu que Carla Bruni-Sarkozy parlait tout le temps de la lutte contre le sida, souvent en évoquant sa fondation, mais que sa fondation justement ne s'en occupait pas. Etrange. En tant que Première dame de France, elle a été nommée « ambassadrice » du Fonds mondial de lutte contre le sida, notamment sur le thème de la protection des mères et des enfants. Son engagement est sincère et ses actions, utiles : le combat contre le sida est extrêmement important. Et puis un jour, au sein du Fonds mondial, quelqu'un m'a tout raconté...

Le Fonds mondial a lancé en mai 2010 sa nouvelle campagne de sensibilisation, « Born HIV Free », dotée de plus de 2,8 millions de dollars et attribuant à Carla Bruni-Sarkozy un rôle clef…
- J'ai très vite compris qu'il y avait un « problème très sensible », dont personne ne voulait parler au Fonds mondial, parce qu'il concernait l'entourage de Carla Bruni-Sarkozy. L'information initiale a été recoupée quatre fois, aux Nations Unies au plus haut niveau, par un membre du board du Fonds Mondial lui-même, au Quai d'Orsay à Paris au plus haut niveau, à l'Elysée pour certains éléments, et enfin par Michel Kazatchkine, le directeur général du Fonds mondial, qui a reconnu lorsque je l'ai interviewé un certain nombre de dysfonctionnements graves. Un des plus importants dirigeants des Nations Unies vient de confirmer : « Michel Kazatchkine a démissionné notamment du fait de l'affaire Carla Bruni-Sarkozy ». Car des contrats totalisant 2,2 millions de dollars ont été attribués sans appel d’offres, notamment à deux proches au moins de l’épouse du président Sarkozy, et notamment à Julien Civange, son témoin de mariage, conseiller à sa Fondation qui est aussi rémunéré par l'Elysée - comme l'ont révélé le Canard Enchaîné et le site Mediapart. On est bien au début d'une affaire d'Etat.

Mélange des genres, de nouveau. Peut-on pour autant dire que ces financements auraient en partie servi à la communication de l’Elysée, via la première dame de France et sa propre fondation ? On sait que les « First lady », suivant une coutume anglo-saxonne, sont de plus en plus présentes sur la scène internationale et politique pour afficher la face « philanthropique » de la Présidence…
- Je pense que Nicolas Sarkozy n'était probablement pas au courant de cette affaire, jusqu'au sommet d'Accra en novembre dernier, lors du board du Fonds mondial, et que Carla Bruni-Sarkozy a été imprudente, et probablement instrumentalisée par ses proches, notamment par Julien Civange, un « bad boy » entre show-busines, sociétés privées, Elysée et humanitaire. Je suis surpris que le Fonds mondial ait délégué sa campagne à une telle personne, qui a plusieurs sociétés dont les comptes ne sont pas déposés au tribunal de commerce - ce qui est illégal en France. Surpris aussi que la marque « Born Hiv Free » soit sa propriété, via son autre société RH & Cie. Surpris encore, qu'une autre société d'un autre ami de Carla Bruni soit en cause pour la réalisation du site Web de la première Dame de France. Le Fonds mondial a initialement nié tout cela, mais après plusieurs démentis, il vient de rendre publics (2), suite à mes demandes répétées, les comptes détaillés de l’opération. Ils attestent de versements de près de 580 000 euros à une société, au moins, de Julien Civange. Il est indispensable que le Fonds mondial cesse de mentir par omission : il doit publier tous les documents sur cette affaire et si nécessaire, porter l'affaire devant la justice suisse. Plus de vingt journalistes d'investigations travaillent actuellement sur le dossier dans plusieurs pays. Et les langues se délient, à Genève, comme en France.

On « découvre » cette affaire aujourd’hui ; pourtant, des responsables du Fonds mondial avaient réclamé des audits, qui ont été menés en 2011…
- C’est un dossier très politique. Le directeur du Fonds mondial est un médecin français, ami de Carla Bruni-Sarkozy, très impliqué depuis longtemps dans la lutte contre le sida. On peut certes lui reprocher des problèmes de gestion. Quand le président Obama a annoncé en octobre 2010 son intention d’engager 4 milliards de dollars sur ces prochaines années en faveur du Fonds mondial, le Congrès américain a mis des conditions : entre autres, « nettoyer » le Fonds mondial, qui avait déjà été confronté en Ouganda dès 2008, et en Indonésie en 2009, à des fraudes. La situation s’est aggravée avec de nouvelles révélations en 2011 : plusieurs dizaines de millions de dollars de subventions auraient été siphonnés dans quatre pays, Zambie, Mali, Mauritanie et à Djibouti Michel Kazatchkine l’a reconnu officiellement, au printemps 2011. Un premier rapport d’audit, conduit par de hautes personnalités, dont un ancien ministre de la santé de l’administration Bush, a été rendu public en septembre 2011 à Genève. Il évoque par exemple des malversations avec Djibouti - difficiles à éviter, quand on a en face de soi de « faux » ministères de la santé qui détournent l’argent… Puis, un second rapport (resté confidentiel, Ndlr) a été commandé à un cabinet d’audit anglais. Il a mené à ce qu’un ambassadeur américain proche d’Hillary Clinton demande la démission de M. Kazatchkine. Un ambassadeur français, l’immunologue Patrice Debré, a aussi été démissionné en décembre dernier - notamment à cause de cette affaire. Enfin, une note de l'ancien directeur financier du Fonds mondial a évoqué les problèmes liés à l'entourage de Carla Bruni. Cette note (confidentielle, Ndlr) a tout déclenché. Le Fonds mondial doit maintenant la rendre publique. Je suis un fervent militant en faveur de la lutte contre le sida : c'est aider la lutte contre le sida que de faire toute la lumière sur cette histoire très opaque.

(1) Frédéric Martel, J'aime pas le Sarkozysme culturel, Flammarion, 2012.
(2) www.theglobalfund.org/fr/mediacenter/campaigns/bornhivfree/costs/
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EN EXERGUE
Mieux nanti que l’OMS… et moins transparent ?
Avec un budget effectif dépassant les 2,4 milliards de dollars pour 2011, grâce à ses nombreux contributeurs, le Global Fund est devenu en l'espace d’une décennie une structure mieux nantie que l'Organisation mondiale de la santé-OMS. Rappelons que, pour l'essentiel, c'est de l'argent public qui finance aujourd’hui la quasi totalité de ce Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.

Les Etats-Unis restent de loin le premier contributeur, avec plus d'un milliard de dollars pour 2011 - dont un tiers toujours en attente de paiement. Viennent ensuite la France (469 millions), l'Allemagne (267 millions), le Royaume Uni (234 millions)... la Commission européenne s'est également engagée à hauteur de 166 millions, tandis que la Suisse a versé plus de 8,5 millions, toujours la même année. En dix ans, le secteur privé s'est progressivement désengagé, pour ne représenter plus que 58 millions de contributions payées l’an dernier - soit moins de 3 % du budget total.

En cas de dysfonctionnement, quelle autre instance de supervision est apte à réclamer des comptes ? Renseignement pris à Berne, le nom même de Michel Kazatchkine semble inconnu des débats parlementaires. En France, « il y a eu à plusieurs reprises des interpellations à l’Assemblée nationale sur la poursuite des financements au Fonds mondial, note Frédéric Martel. La question s’est posée : n’était-il pas préférable de poursuivre les efforts dans la lutte contre le sida à travers une aide de type bilatéral ? »

La fondation suisse, jadis rattachée à l’OMS, est devenue une entité à part : « L’OMS faisant l’objet de critiques, notamment en raison de sa lourdeur administrative ». Par contraste, le Global Fund promettait en 2002 un fonctionnement « simple, rapide, novateur et efficace » pour distribuer l’aide, se souvient un expert. Jusqu’à de nombreux dérapages, rapidement constatés. A Genève, un responsable nous garantit qu’une réforme, dans la pratique et l’esprit, est aujourd’hui en cours : « Nous sommes transparents. Les audits de 2011 et tous nos rapports sont publiés », commence-t-il… avant d’exiger l’anonymat.

Il existe bien une structure indépendante, financée par la Fondation Soros, qui se présente comme le « chien de garde » du Fonds mondial : AIDSPAN (3), basée au Kenya. Son directeur, Bernard Rivers, confirme qu’une partie des audits de 2011 ne sont toujours pas publics. L’organisation fournit des recommandations, mais son activité de surveillance est souvent limitée à passer au crible les rapports que le Fonds mondial veut bien lui fournir. Sur le « Carlagate », AIDSPAN se borne encore à évoquer… des « allégations », en se calant sur un communiqué du Global Fund.

Gilles Labarthe / DATAS

(3) www.aidspan.org