ANALYSE
L'investigation, sous la loupe des sociologues
(20/11/2012) En France, seule une poignée de sociologues et chercheurs universitaires se sont penchés jusqu'ici sur les journalistes d’investigation, étudiant notamment les évolutions de leurs rapports aux sources et avec le milieu judiciaire

Gilles Labarthe / DATAS

Que peuvent nous apprendre les travaux menés sur cette dernière décennie par les sociologues des médias et chercheurs universitaires ? En France, seule une poignée d’entre eux se sont penchés jusqu'ici sur des sujets liés aux pratiques de l’enquête journalistique, un champ d'études relativement inexploré et complexe. Un de leurs principaux mérites est d’avoir contribué à démystifier le journalisme d’investigation, tâche à laquelle s’est aussi attelé depuis quinze ans Mark Hunter, reporter américain et docteur en sciences de l’information.

Dans leur ouvrage "Un secret si bien violé : le juge et le journaliste" (1), le sociologue Jean-Marie Charon et Claude Furet (journaliste spécialisé dans les rapports entre la presse et la justice) relativisent ainsi le côté « strass et paillettes » de certaines vedettes de l’investigation. Ils s’attardent sur des traits et des doutes communs à l’ensemble de la profession : solitude du travailleur de fond, saine distance à observer avec les sources, dilemmes moraux face aux conséquences possibles liées à la parution - ou non - de leur article…

Certes, les esprits sceptiques pourront toujours critiquer cette tendance à « redécouvrir la lune » des sociologues français des médias, travaillant sur des perspectives parfois trop généralistes et pas assez « pointues ». « Je ne connais pas de recherches spécifiquement sur le journalisme d'investigation », nous confirme d’ailleurs aujourd’hui Jean-Marie Charon. Il n’empêche : de telles contributions s’avèrent très éclairantes. Par exemple, quand les chercheurs étudient la manière dont les journalistes « gèrent » ou passent outre le secret de l’instruction.

Sur ce dernier point, ils sont observé un changement crucial dans les rapports de proximité entre journalistes et magistrature – entraînant par répercussion un changement dans les conceptions et pratiques mêmes de l’investigation. Comme le souligne une contribution de Dominique Marchetti, chargé de recherche au CNRS, ce changement remonterait en France aux années 1980. Il s’expliquerait par « cette nécessité croissante pour les hommes politiques de se démarquer en utilisant la « moralité » comme arme politique, pour qualifier ou disqualifier », mais aussi, sous l’impulsion du Syndicat de la magistrature, par la « montée en puissance du droit pénal », la « valorisation croissante des juges » et la « politisation de la vie judiciaire » (2).

En France, c’est l’entrée en fonction d’une « nouvelle génération de magistrats », plus pugnaces, marqués à gauche et cherchant à se profiler dans les médias, qui a renforcé les collaborations entre presse et justice. Selon Marchetti, invoquant le cumul des « affaires d’Etat » qui secouent la Ve République depuis plus de vingt ans, c’est donc « une série de changements externes au champ journalistique » qui a permis de donner un nouveau souffle à l’investigation ; investigation qui dès lors « repose souvent moins sur des enquêtes journalistiques que sur des enquêtes d’Etat (rapports, enquêtes judiciaires, etc.).»

Dans la pratique, cette collaboration rapprochée « se traduit par la publication, avant le procès, de détails sur de causes en rapportant largement des extraits de procès verbaux de la procédure d’instruction », observe encore la politologue Lilie Desjardins (3). Les journalistes publiant alors ce type de « fuites » entendent donner l’impression aux lecteurs de ne leur livrer que des « éléments à charge »… qui n’en sont pas forcément, à bien y regarder.

Avec de telles pratiques, les journalistes se sont progressivement retrouvés face à un paradoxe : alors que l’investigation était de plus en plus perçue par l’opinion publique et par la profession elle-même comme moyen de retrouver une nouvelle légitimité pour la presse (4), les liens de connivence entre enquêteurs, magistrats et avocats se sont dangereusement resserrés, au risque de virer aux opérations de manipulation.

Autre paradoxe : « l’association des journalistes avec des sources ou des chercheurs aux fins du journalisme d’enquête s’oppose à la conception voulant que les informations rendues publiques résultent de la recherche et de l’initiative des journalistes plutôt que de fuites et de renseignements communiqués aux médias », note Lilie Desjardins. La politologue québécoise renvoie à cette définition « classique » du journalisme d’investigation, qui sert toujours de référence : celle de l’organisation américaine Investigative Reporters and Editors (IRE), qui stipule en effet que ne peut être qualifié de journalisme d’investigation que ce qui résulte du travail de recherche d’information et de l’initiative du journaliste lui-même.

Vaines querelles autour de définitions ? Certainement pas : elles impliquent en amont une méthodologie, des pratiques et des exigences déontologiques bien différentes. « Somme toute, le type pur du journalisme d’enquête consiste en une recherche par le journaliste d’informations d’intérêt public cachées ou dissimulées, dans le but de dénoncer des faits nuisibles aux intérêts collectifs. Pour ce faire, il élabore une hypothèse de travail (scénario) à partir des renseignements en sa possession, consulte des sources, accumule des informations et des preuves. Si le journaliste obtient une information privilégiée ou un dossier comprenant des faits cachés et des preuves, il recoupe et vérifie ces faits et ces preuves comme s’il s’agissait de son initiative. Sans quoi, il s’inscrit dans le journalisme de dénonciation ».

La course à la divulgation d’informations judiciaires entamée par le quotidien Le Monde et par Mediapart, entre autres, est assez caractéristique de ce « journalisme de dénonciation », qui « délègue les fonctions journalistiques (recherche, collecte et sélection de l’information et des preuves) ». Ce type de journalisme de dénonciation est aussi devenu plus visible du fait qu’une autre contrainte « externe » s’est ajoutée au tableau : celle des éditeurs. Le rythme de production de l’information s’est accéléré, sur le modèle des médias audio-visuels, puis d’Internet. « La nécessité de produire régulièrement sous peine de ne pas être rentable, de travailler sur plusieurs affaires simultanément et surtout d’être les premiers face à la concurrence sont autant de facteurs qui expliquent ce nouveau tempo. Et il n’est pas rare que les plus anciens dénoncent ce qu’ils jugent comme des dérives de certains de leurs jeunes confrères », rappelle Marchetti.

Certains de ses constats, concernant notamment les facteurs « externes », peuvent s'appliquer à la Suisse. A Berne, la « personnalisation » voir la peopolisation » de la vie politique ont incité certains conseillers d’Etat et parlementaires à se rapprocher des médias. Or, il semble que personne n’ait fixé clairement de limites. Dans une allocution prononcée déjà en septembre 2006 à l'Université de Genève devant des sociologues de la communication, l'ancienne chancelière de la Confédération Annemarie Huber-Hotz a ainsi fustigé la recrudescence des « indiscrétions » livrées par des politiciens à l'intention de la presse.

A la même époque, Denis Masmejan, du quotidien Le Temps, s’interrogeait sur l’attitude à adopter face aux « fuites » permettant de connaître la position de chacun des Conseillers fédéraux sur un projet de nouvelle loi ou sur un dossier national. « Il faudrait savoir : si les fuites sont admises et font partie du jeu, alors il ne faut pas demander au Ministère public de poursuivre les journalistes qui divulguent ces informations ».

La tendance à la « personnalisation » ou « peopolisation » a aussi gagné certains magistrats et procureurs appréciant de se mettre en scène. La question des limites se pose donc aussi dans le domaine judiciaire. Plusieurs confrères regrettent que de prétendues « enquêtes » publiées dans les titres suisses romands se bornent en fait à la divulgation rapide d'indiscrétions ou documents fournis à des journalistes par des tiers. Des enquêtes qui parfois se résument à « trois coups de téléphone ». A vouloir publier trop vite, ce genre de « journalisme de dénonciation » court des risques : celui perdre en cours de route ce qui fait le « sel » d’une véritable enquête, celui de se faire instrumentaliser et, le cas échéant, celui de se faire remonter les bretelles par la Conseil suisse de la presse.

Notes:

(1) Publié aux éditions du Seuil, 2000.
(2) D. Marchetti, « Les révélations du 'journalisme d'investigation' », Actes de la recherche en sciences sociales, 131-132, mars 2000, p. 30-40.
(3) L. Desjardins, « Journalisme justicier : essai de typologie », Les Cahiers du journalisme, 14, printemps / été 2005.
(4) J.-M. Charon, « Le journalisme d’investigation et la recherche d’une nouvelle légitimité », Hermès, 35, CNRS éditions, 2003, p. 137-144.