SAVOIRS
« L’intelligence civile », nouveau sport de combat ?
(13/04/2013) En France, sociologues et ONG s’inspirent des outils et méthodes de l’intelligence économique - « IE », longtemps cantonné au secteur privé - pour les mettre au service de la société civile. Objectif : une utilisation plus offensive de l’information dénonçant les crimes commis par les multinationales

Gilles Labarthe / DATAS

Intelligence économique. Acronyme : IE. Vulgarisée depuis une quinzaine d’années en France, l’IE constitue une sorte d’adaptation continentale de la notion anglo-saxonne de « competitive intelligence ». L’IE est depuis longtemps utilisé par les multinationales pour se prémunir de la concurrence, suivre l’évolution des marchés, renforcer leur compétitivité et s’assurer de nouveaux débouchés. Comment ? Notamment, en activant une fonction de radar : la « veille stratégique », qui consiste à rechercher, obtenir et analyser systématiquement toutes les informations disponibles sur un sujet donné.

En France, le caractère sulfureux ou « barbouze » qui colle trop souvent à l’expression « intelligence économique » explique en partie pourquoi le milieu associatif et militant a tardé à s’y intéresser. « Le simple fait d’avancer que les ONG auraient intérêt à développer leurs propres pratiques d’IE suscite des réactions de refus violentes », remarque la spécialiste française Sophie Larivet, chercheur et enseignant à Paris. A sa connaissance, « aucune recherche académique n’a jamais été entreprise sur les pratiques de l’IE en ONG ».

Mais les perceptions évoluent. Et les experts insistent : par définition, l’IE doit se limiter aux moyens légaux de collecte d’informations ouvertes. L’IE, c’est avant tout une méthode et des outils, qui peuvent servir tout type d’organisation - y compris à des ONG. Elles pourraient très bien s’en inspirer pour « retourner » l’IE contre les géants de l’agroalimentaire, du trading ou de la finance. C’est dans ce sens que Sophie Larivet a suggéré la notion récente d' « Intelligence civile » (IC), qui désignerait l’IE mis au service de la société civile. Elle pose la question : est-ce que le concept d’intelligence civile peut aider les ONG à repenser leurs propres pratiques? Elles en ressortiraient renforcées, et leurs actions gagneraient en efficacité.

S’approprier l’IE, c’est ce que font depuis peu certaines ONG en France - dont Greenpeace. Sans jamais franchir la ligne rouge, et rien qu’en croisant des informations publiques, Greenpeace a mené l’an dernier une campagne de sensibilisation redoutable en « cartographiant » les principaux acteurs du lobby nucléaire français (1). Un bel exemple de l’usage du "data mapping", selon le jargon de l’IE. Or, une telle utilisation « offensive » de l’information par les ONG reste encore très rare en Suisse romande. Une grande majorité d’entre elles se focalisent plutôt sur « le lobbying, que ce soit en direction des autorités fédérales et des Nations unies à Genève, résume l’expert genevois Nicolas Giannakopoulos. Elles sont peu portées sur l'investigation ».

Mener des recherches systématiques et pointues en interne nécessite des compétences, et des ressources. Selon Nicolas Giannakopoulos, quelques grandes ONG anglo-saxonnes font elles-mêmes de l'enquête (y compris sur le terrain) et parfois de la « due diligence » (vérifications sur le passif et la réputation de dirigeants, de sociétés privées). « Par exemple, Global Witness », avec des dossiers sur le trading de pétrole ; pour le trading de métaux précieux, Human Rights Watch, « également financée par la fondation Open Society de George Soros. Que ces ONG fassent de l'enquête n'est guère surprenant. Il y a une vision commune dans leur démarche ». Une démarche qui entend contraindre les multinationales à plus de responsabilités et de transparence dans la conduite de leurs affaires.

Pour l’heure, dans l’arc lémanique, seule la Déclaration de Berne semble explicitement dotée dans son équipe de salariés d’un poste « enquête ». Pour Nicolas Giannakopoulos, co-fondateur de deux sociétés proposant des services de certification éthique (Ethics SA) et de conseil en gestion de risques (Global Risk Profile), outre la recherche d’informations décisives et les actions de lobbying, les ONG suisses feraient aussi bien de se concentrer sur le troisième volet de l’IE : la protection de leur patrimoine immatériel. Autrement dit, se prémunir contre la surveillance de leurs activités par les multinationales - voire les tentatives d’infiltration.

En effet, l’histoire de la « taupe » de Securitas recrutée en 2008 sur demande de Nestlé pour infiltrer les réunions du groupe Attac-Vaud n’est de loin pas un cas isolé. La tendance serait même à la hausse. Pour Alain Juillet, ancien directeur en France du renseignement de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la surveillance par les multinationales des activités et préparations de campagnes d’ONG militantes serait même devenue la routine : « Les grands groupes sont intéressés à savoir sur quoi on va les attaquer et avoir un temps d’avance ».

Un exemple : le cas du cimentier Holcim. Ce fleuron de l’industrie suisse avait cherché en 2012 à se prémunir contre des actions d’ONG et publications dans la presse l’impliquant dans divers scandales (amiante, ou recours massif à de la main-d’œuvre temporaire sous-payée en Inde, comme l'ont dénoncé des mouvements syndicaux) qui auraient entaché la célébration de son centenaire. Un centenaire célébré avec complaisance par les principaux médias nationaux, qui ont relayé sans autre la success-story de cette société fondée le 15 février 1912 à Holderbank…

Depuis des mois, c’est au tour des traders suisses de l’or et des métaux précieux de se retrouver sous la loupe de plusieurs ONG, dont la Société pour les peuples menacés-SPM et sa campagne nationale « No dirty gold ! » (Non à l’or sale). Là encore, les quelques personnes chargées d’enquêter dans ce domaine doivent avancer avec prudence, de même que les responsables de campagne.

Annoncer trop tôt leurs intentions revient à tendre la perche aux affineurs et multinationales suisses du secteur, qui ont alors tout le temps d’organiser la riposte, de préparer leurs éléments de communication à destination de leurs actionnaires, de la presse et du grand public. « Nous avions prévu une action symbolique très forte pour dénoncer cet or sale, fin avril 2013… mais je suis sûr que ça a fuité. L’opération risque de tomber à l’eau », regrette un militant à Genève.

(1) http://greenpeace.fr/facenuke/