ANALYSE
Centrafrique : comment en finir avec les « diamants du sang »
(30/06/2014) En imposant depuis mai 2013 un embargo sur les diamants bruts de République centrafricaine, le Processus de Kimberley n’a rien résolu. Il a toutefois contribué à révéler l’ampleur des fraudes, le trafic de faux certificats et l’opacité du secteur, dans un Etat que certains spécialistes qualifient volontiers de « fictif »

Gilles Labarthe / DATAS

Faut-il, oui ou non, réintégrer la République centrafricaine-RCA sur le marché mondial du diamant ? La question a été au centre des discussions lors de la dernière réunion des responsables du Processus de Kimberley, au mois de juin à Shangaï, en Chine. Depuis, elle ne cesse d’agiter les milieux de la diplomatie internationale. Pendant ce temps, la RCA s’enfonce dans le chaos, avec une économie en grande partie paralysée. Les violences et exactions entre communautés rivales se poursuivent, entre autres pour la prise de contrôle des richesses minières (voir encadré ci-dessous).

A l’origine, le Processus de Kimberley - créé en 2002, mis en oeuvre en 2003 - partait d’une intention louable. Cette initiative commune devait regrouper gouvernements, industrie du diamant et observateurs de la société civile. Le principe : imposer un système de traçabilité et de certificats accompagnant l’exportation et la vente de pierres précieuses. Ceci, pour empêcher que des « diamants du sang », extraits de zones de conflit, se retrouvent sur le marché, et servent à financer l’achat d’armement.

Mais comment passer de l’intention à la pratique ? Le 23 mai 2013, après plusieurs avertissements, la RCA, pays enclavé entre le Tchad, les deux Soudan, les deux Congo et le Cameroun, a en effet été suspendu du Processus. La mesure faisait suite au putsch opéré par la Seleka, coalition de groupes rebelles qui a renversé le président François Bozizé et porté au pouvoir son leader, Michel Djotodia. De l’avis de plusieurs observateurs, la sanction n’a guère entravé l’achat d’armes par la vente de diamants bruts. Elle a même eu pour conséquence de doubler, voire tripler les sorties en fraude (lire le témoignage d’un trader suisse, ci-dessous).

Les filières mafieuses exportant les diamants au nord et à l’est du pays par le Tchad et le Soudan, deux Etats qui ne sont pas membres du PK, ont continué leurs activités. Sur le versant ouest, la sanction a eu pour résultat de multiplier le recours à de faux certificats Kimberley pour exporter les gemmes, notamment via le Cameroun, avertissent les autorités de contrôle du PK. Elle a mis en difficulté les filières traditionnelles de la production et notamment, la principale société privée de commercialisation, BADICA, qui exporte surtout vers le marché d’Anvers. Enfin, elle a encore asséché les maigres réserves de l’Etat, en le privant des importantes taxes (17%) perçues sur l’exportation.

Deuxième ressource de Centrafrique avec les bois tropicaux, la manne du diamant est cruciale pour le fonctionnement de l’Etat, sa trésorerie, le paiement des salaires. Charles Malinas, ambassadeur de France à Bangui, l'a encore rappelé récemment : « La France est au côté de la République Centrafricaine pour que le commerce légal et des ressources naturelles du diamants, de l’or et des pierres précieuses puissent reprendre de sorte que la RCA et ses habitants vivent des produits de ses ressources ».

Facile à dire. « Réintégrer la RCA dans le Processus Kimberley… Il faudra bien y arriver un jour, mais pas n’importe comment, s’inquiète un informateur proche des cercles de décideurs à Paris, et actif dans la lutte antifraude. En Centrafrique, tout est à refaire. Le pays est une passoire. L’exploitation du diamant est complètement anarchique. Il n’y a aucun contrôle sur les concessions. Autour des mines, des avions privés atterrissent et décollent sur des pistes de fortune, en pleine brousse ».

« C'est aussi avec étonnement que j'ai suivi la réaction de la France sur la levée de l'embargo sur le diamant Centrafricain dans le cadre du Processus de Kimberley », témoigne le journaliste d'origine congolaise Pascal Chirha, réfugié à l’étranger après avoir reçu des menaces de mort à Bangui. « Il y a des préalables, notamment la réorganisation de l'administration douanière et les forces de sécurité ! »

Instaurer un meilleur contrôle sur la filière aurait été possible depuis des années, par exemple en favorisant le fonctionnement d’une centrale d’achat gouvernementale. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit : le Comptoir des Minéraux et Gemmes-COMIGEM, seul comptoir étatique d’achat, légalisé en 2009, a tourné au ralenti en 2011. Il a cessé toute activité en 2012, notent les experts Ken Matthysen et Ian Larkson, dans un récent rapport des ONG ActionAid Nederland et Cordaid.

Joint par téléphone, Didier Niewiadowski, ancien conseiller de coopération et d’action culturelle à l’ambassade de France de Bangui (2008-2012), livre un verdict sans appel : « En RCA, il n'y a plus d'Etat depuis des décennies. L'Etat de droit n'a jamais existé. Quant aux richesses minières, elles ont de tout temps été pillées par les uns et les autres. Le turn over est assuré en fonction des personnes en poste à Bangui et des mouvements hors-la-loi, militaires ou non ». Un verdict partagé par de nombreux experts internationaux investis dans la lutte contre la contrebande et les opérations de blanchiment.

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(encadré 1)
« Le meilleur moment pour faire du business »
En Centrafrique, le secteur du diamant a toujours été l’un des plus corrompus, marqué par la fraude massive et l’opacité. Du régime sanguinaire de « l’empereur » Bokassa (de 1966 à 1979) à celui du président Bozizé (2003-2013), seule une petite élite de politiciens et affairistes, liés à des diamantaires écoulant les gemmes sur les marchés de New York, Anvers, Tel Aviv ou Dubaï, en ont tiré de juteux profits. Paradoxe : alors que l’Etat se déclare impuissant à intervenir à ce niveau, des traders de diamants bruts que nous avons rencontrés en Europe affirment qu’il faut connaître directement le Président en place, pour conclure des achats de gemmes en Centrafrique.

Une de nos sources, un négociant actif sur trois continents, n’a eu aucune peine à poursuivre ses affaires après la chute de Bozizé. En été 2013, au plus fort de la crise, il nous a montré une lettre officielle, signée par Djotodia en personne, l’invitant à venir à Bangui pour des achats de diamants. La RCA était alors déjà suspendue du Processus de Kimberley. « Les situations de conflit, c’est le meilleur moment pour faire du business. Les collecteurs veulent vendre, à tout prix. Il faut y aller et sur place, faire très vite. Acheter, repartir ». En janvier 2014, la chute de Djotodia ne l’a pas embarrassé non plus : le trader suisse était déjà en contact avec les prochains candidats à la Présidence.

Gilles Labarthe / DATAS

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(encadré 2)
Gel des avoirs de Bozizé en Suisse
A l’origine des violences en RCA, qui ont fait plus d’un millier de morts depuis fin 2013 et environ un million de déplacés internes dans tout le pays, une situation de chaos politique après le putsch du 24 mars 2013 par la Seleka, coalition de mouvements rebelles venus du nord-est du pays. Sous pression au niveau international, le leader de la Seleka Michel Djotodia a été contraint d’abandonner sa présidence autoproclamée, le 10 janvier 2014.

Des forces armées multilatérales et françaises tentent de sécuriser le pays, dans le cadre d’un résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Un gouvernement de transition, rassemblant plusieurs tendances politiques, a été instauré en février 2014.

Ni les milliers de soldats de la MISCA (Mission internationale de soutien à la Centrafrique), ni les quelque 2 000 soldats français déployés sur le terrain (opération Sangaris), ne parviennent à restaurer la sécurité et encore moins, le contrôle des zones minières, éloignées de la capitale. Et ceux qui demandent aujourd’hui une levée de l’embargo sur le diamant centrafricain font surtout un constat d’échec.

Beaucoup d’exactions commises visent la reprise de contrôle d’exploitations et centres miniers passés aux mains de la Seleka l’an dernier, ou les comptoirs de diamantaires tenus par des musulmans. Les armes légères s’achètent pour une bouchée de pain. Elles circulent à profusion, tandis que l’attention des médias se focalise depuis sur les tueries entre Centrafricains musulmans assimilés à des partisans de l’ex-Seleka, et les « anti-balaka » .

Ces derniers sont souvent présentés par la presse occidentale comme une sorte de « milice chrétienne ». Il s’agit plutôt de groupes hétéroclites, nuance Didier Niewiadowski. Des milices mêlant autant des jeunes désoeuvrés, que des coupeurs de route, des paysans spoliés ou d’anciens partisans civils et militaires nostalgiques du régime de Bozizé, le président renversé.

D’un autre côté, les liens d’intérêt et d’affaires des chefs de guerre de la Seleka remontent jusque dans les pays du Golfe. C’est le cas de « Nourredine Adam, natif de Ndélé, formé en Egypte et qui a séjourné de longues années au Soudan et à Abou Dhabi », précise Didier Niewiadowski.

En plus des sanctions sur le diamant centrafricain, le gel des avoirs de certains protagonistes du conflit a été décrété par l’ONU. Ce qui concerne les avoirs effectifs en Suisse de Bozizé, selon une ordonnance du 14 mars 2014, informe à Berne le SECO. La mesure onusienne vise aussi Nourredine Adam, ancien chef de la Seleka. Il est l’un des principaux artisans du financement de ces groupes armés par la vente de diamants bruts. Il continuerait aujourd’hui à opérer depuis l’étranger.

Gilles Labarthe / DATAS