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REPORTAGE
Bulgarie : la presse face au pouvoir brutal des oligarques
(05/11/2014) Former une relève de journalistes aux principes éthiques et à l’investigation est devenu une urgence dans ce pays miné par le crime organisé, l’hyper-concentration des médias et l’autocensure. Témoignages
Gilles Labarthe / DATAS
« Vous êtes venus pour faire de la formation de journalistes ? Alors, apprenez-leur à dire la vérité ». Voilà le genre de remarque qui fuse à Sofia, quand on entame une conversation sur la situation de la liberté de presse. De quoi relativiser une apparente diversité de titres des quotidiens et hebdomadaires - tous en écriture cyrillique - alignés sur les étals des kiosques.
Depuis quelques années et avec l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne en 2007, certains médias comme le quotidien Standart ont bien lancé des versions parallèles en anglais, et sur Internet, aux côtés d’agences de presse généralistes - dont Novinite.com.
Or, derrière cette vitrine, la réalité serait alarmante : « Les médias fonctionnent dans un environnement de corruption, de dépendances louches, les journalistes travaillent sous pression. Le « quatrième pouvoir » a perdu le terrain face à d’autres instances, la profession est hautement compromise, les relations publiques ont remplacé le journalisme, les titres ne travaillent plus dans l’intérêt des citoyens, mais de ceux qui paient. » Une situation d’urgence résumée par les responsables de Radio Darik, une des rares stations plébiscitée par un public de fidèles auditeurs appréciant sa liberté de ton et son indépendance.
Urgence aussi, parce qu’en Bulgarie, rien n’a vraiment changé depuis les manifestations quotidiennes engagées début 2013, et pendant plus d’une année, après la nomination à la tête du service national de renseignement de Deylan Peevski, jeune député très controversé : il a investi une partie de sa fortune dans un groupe médiatique dominant, le New Bulgarian Media Group, étendant son contrôle sur la presse, avec six titres dans son giron.
La collusion permanente entre médias, politiques et une clique d’oligarques liés au crime organisé - certains, héritiers de la période communiste et revenus sur le devant de la scène comme affairistes - a d’ailleurs été « une des principales raisons du ras-le-bol exprimé lors des mouvements populaires de 2013 », rappelle Antoine Héry, de Reporters sans frontières-RSF. La Bulgarie est désormais classée « dernier pays de l’UE » en matière de liberté de presse.
Aujourd’hui, New Bulgarian Media Group n’a plus qu’un seul concurrent de taille. Cette extraordinaire concentration des médias représente un risque majeur. En particulier, pour l’avenir de l’investigation, s’inquiète Assen Yordanov, qui publiait autrefois ses enquêtes dans divers titres, dont Monitor : « Standart, Capital ont été rachetés entre 2007 et 2011. Ils sont devenus totalement dépendants » (lire l'entretien, ci-contre).
Difficile de trouver des alliés, dans cette diversité de façade. Surtout quand les autorités en troublent la lecture. Il existe bien une Union des journalistes bulgares, dotée d’un code de déontologie, mais elle est décrite comme « une coquille vide, sans crédibilité ». Idem pour le National Council for Journalistic Ethics, conseil de presse bulgare fondé en 2005, dont on peine à cerner l’activité réelle. Alors, vers qui se tourner ?
Les journalistes de Radio Darik ont couvert régulièrement les protestations qui se déroulaient devant le Parlement durant tout 2013. « Même sous la pluie, nos journalistes étaient là. Les manifestants se mettaient à scander, ‘Radio Darik'!’ », témoigne Prolet Velkova, une des fondatrices. Les autorités ont alors accusé la radio d’inciter à l’émeute. Et c’est une pluie de coups qui est tombée sur les journalistes présents, dont Rosen Bosev, de l’hebdomadaire Capital, Valentin Grancharov, de Radio Darik, ou le jeune blogueur et vidéaste Ivo Bojkov.
Filmer, et mettre les séquences sur un blog personnel, était déjà pour lui une manière de faire du journalisme. « Aujourd’hui, je continue le travail sur des médias Internet, et les réseaux sociaux», commente-t-il. Un champ d’expression qu’utilise aussi la jeune génération, parfois en tandem avec des journalistes bulgares ayant émigré à l’étranger - à l’exemple de Banitza.net.
Cette mutation des articles, contenus critiques et enquêtes sur Internet comporte d’autres risques, dans un climat de suspicion, de surveillance et de répression renforcée. Surtout pour la protection des sources. La révélation en 2008 de l’opération « Galeria » (mise sur écoute des téléphones portables de journalistes et filatures par la DANS - agence étatique de sécurité nationale) est encore dans toutes les mémoires. De même, la longue liste d’assassinats, violences, représailles et intimidations visant en particulier les journalistes d’investigation, ou dérangeant le pouvoir en place. Comme la journaliste Genka Shikerova, dont la voiture a été brûlée à deux reprises en 2013 et 2014.
Les structures, réseaux et ressources dédiées à l’investigation ont pâti de ce contexte. Le Bulgarian Investigative Journalism Center, fondé à la fin des années 2000 et partie prenante du BIRN – Balkan Investigative Reporting Network, n’est plus actif. Il reste l’Access to Information Programme-AIP (www.aip-bg.org). Cette coalition de journalistes, avocats, économistes et universitaires a été créée en 1996 pour promouvoir l’accès aux informations gouvernementales. Elle doit plus que jamais poursuivre son bras de fer avec les autorités concernant l’application et l’interprétation mouvante des lois autorisant la consultation de documents et archives nationales. Ses rapports annuels rendent compte de la difficulté de la tâche, et des nombreux obstacles rencontrés.
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« Roberto Saviano avait dit quelque chose du genre : ‘l’Italie, c’est une démocratie aux prises avec la mafia. La Bulgarie, c’est l’inverse’ ». Le journaliste d’investigation bulgare Assen Yordanov n’a pas l’humour facile. Son avis sur les conditions d’exercice du métier dans son pays confine au désespoir. « C’est un désastre », commente avec un certain recul celui qui a commencé sa carrière de journaliste « il y a 22 ans, à Burgas », ville portuaire située tout à l’est, au bord de la Mer noire, d’abord comme correspondant pour des grands titres de la capitale.
Ses premières enquêtes, dont une de huit pages publiée à l’époque dans Standart à propos de trafics de cigarettes, pétrole et métaux précieux impliquant la corruption de hauts fonctionnaires des douanes, lui ont valu de nombreux interrogatoires de police, une assignation à résidence et des menaces de mort. Il n’a jamais renoncé à continuer ses investigations, malgré des pressions émanant de divers acteurs du crime organisé, bien plus directes et plus difficiles à supporter en province, qu’à Sofia. « Ma vie a été en jeu. J’ai subi deux tentatives de liquidation par des hommes qui s’étaient introduits dans mon domicile, que j’ai pu repousser. Durant mes trois années de service à l’armée, j’étais instructeur en arts martiaux, ça aide ».
Depuis que les médias bulgares ont fermé leurs portes à ses enquêtes, Assen Yordanov poursuit ses publications sur Internet. « J’ai créé avec un collègue le site Bivol.bg fin 2010. J’ai alors été confronté à une surveillance totale, spécialement après le contrat passé avec Julian Assange, quand nous sommes devenus partenaires de WikiLeaks ». Il a fallu renforcer la sécurisation et le cryptage des communications, pour protéger les lanceurs d’alerte.
Financé principalement par « des apports privés et quelques espaces publicité », Bivol.bg met en ligne des enquêtes basée sur de nombreux documents obtenus de manière confidentielle. Une expérience qui se prolonge avec la création plus récente, avec son confrère Atanas Tchobanov, de BalkanLeaks.
Si Internet peut fonctionner sous certaines conditions - de protection et d’anonymat des sources, notamment - comme espace d’expression, Assen Yordanov livre en conclusion un diagnostic assez inattendu : « Les oligarques ont parfaitement appris à « parler le langage de l’UE », et à capter les financements occidentaux ». Y compris, ironie du sort, des fonds alloués depuis plus de vingt ans afin de promouvoir la démocratie, via la diversité de la presse et la formation de journalistes.
« Certains financements, de la Fondation Soros par exemple, ont terminé dans les mauvaises poches. Cela explique aussi pourquoi, malgré ces soutiens, la qualité et la liberté de la presse n’ont jamais vraiment décollé. Il y a certes eu un mieux les premières années qui ont suivi la chute du régime communiste. Mais je pense que le contexte est désormais pire aujourd’hui, qu’il y a dix ans », regrette-t-il en substance. « Dire que la situation est aujourd’hui meilleure, même en Albanie… ».
GL
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